Ce n’est pas non plus une question d’aptitude musicale. Il est évidemment désagréable pour la Communauté qu’un chantre ait une voix rêche et discordante. Mais ce n’est pas forcément désagréable pour le chantre lui-même. Je connais des cas… Et puis, parfois une connaissance approfondie des mélodies traditionnelles chères au public, jointe à une ferveur authentique et consciencieuse, font d’un mauvais chanteur un ministre-officiant très satisfaisant, même si sa voix n’a jamais été éduquée selon les canons de l’art. Celui à qui je pense s’appelait Moïse Weill. De son métier il était notaire.
Quand on a la migraine en temps ordinaire, on l’a à plus forte raison lorsqu’on jeûne. Et si l’on souffre le martyre toute la journée, quand arrive le soir, on est définitivement à bout ; l’on est incapable même de se tenir debout devant le pupitre de l’officiant, et il n’est pas question de chanter à tue-tête, une heure durant, les pieds joints et le corps immobile. Aussi chaque année, c’était la même inquiétude du matin à la fin de l’après-midi.
"Monsieur Weill, la matinée est bien fraîche, la température
est douce, comment vous sentez-vous ?"
"Aïe, aïe", répondait-il en gémissant, "aïe,
aïe, ma tête ! Je sens qu’elle va éclater ; je frissonne
et j’étouffe à la fois…"
"Reposez-vous Monsieur Weill", lui conseillait-on.
"C’est ce que je fais", disait Monsieur Weill, "c’est
ce que je fais. Mais ça ne sert à rien. Je ne sais pas comment
je pourrai tenir…"
Et le notaire s’étendait aux trois-quarts sur le canapé qu’on avait installé à son intention dans un coin de l’oratoire, se posait une compresse d’eau froide sur le front et fermait les yeux.
"Monsieur Weill, voici midi passé", annonçait quelqu’un,
"Est-ce que vous vous sentez mieux ?"
Le notaire geignait lamentable :
"Hélas ne m’en parlez pas. Ca me bourdonne dans le crâne
comme si tout l’enfer y était logé. Je sens venir la fin.
Appelez mes fils s’il vous plaît… Je ne survivrai pas à
ce Yom Kippour…"
Alors une bonne âme suggérait :
"Mais, Monsieur Weill, si vous êtes si affaibli vous devriez peut-être
prendre un peu de nourriture…"
A ces mots Moïse Weill sursautait :
"Comment ? Manger ? Mais vous êtes fou. Je ne pourrai pas faire l’office
de NE’ILA".
Et il reprenait : "Aïe, aïe, ma pauvre tête… !"
Quand la lumière commençait à baisser au dehors, et que
les cierges ranimaient leur flamme dans la pénombre, Monsieur Weill était
au dernier degré. Il était maintenant tout à fait couché
sur son canapé, et le linceul qu’il portait rituellement sous son
châle de prière semblait jouer son rôle ordinaire. Le visage
cireux, la barbe éparse, les ailes du nez pincées, les yeux fermés
et enfoncés dans leurs orbites, il gisait sans force et sans mouvement,
et la compresse qui ruisselait sur ses tempes paraissait un pansement sur une
blessure mortelle.
Avec précaution, le Président venait de lui dire :
"Monsieur Weill c’est bientôt l’heure de NE’ILA…"
et lui :
"Ah ! Je ne pense pas que je pourrai. A la rigueur vous pourrez faire l’office
vous-même…"
"Oui à la rigueur", concédait le Président.
"Certes, à la rigueur", soulignait cruellement le notaire.
Mais ses douleurs ne lui donnaient pas de répit :
"Ah ! Que je souffre" disait-il, "je ne le souhaite pas à
vos ennemis…"
Cependant l’office de Min’ha touchait à sa fin.
La Communauté anxieuse jetait des regards apitoyés sur le mourant…
"Alors, Monsieur Weill", demandait le Président au dernier
moment, "je monte au pupitre.. ?"
Ces mots semblaient lui rendre quelques forces. "Une minute", faisait-il,
"je me sens un peu mieux ; Je vais faire un effort. Ahhh !"
Il se soulevait péniblement de sa couche, s’essuyait et s’épongeait de partout avec une grande serviette qu’il portait toujours dans le pan de sa tunique mortuaire, et s’avançait en geignant vers le pupitre de l’officiant. Mais ce pupitre devait avoir une vertu miraculeuse… A peine Moïse Weill l’avait-il touché - et c’était comme s’il tombait enfin sur un support qui l’empêcherait de s’effondrer à terre -, sa taille se redressait, et d’une voix claire, encore que mal assurée, il lançait les premiers mots du Service Divin. Et il ne fallait pas beaucoup de temps pour qu’il se ressaisît tout à fait et entonnât la mélodie spéciale de NE’ILA avec une ardeur entraînante.
"Un miracle ! Un miracle !", direz-vous. "Vous en avez de bonnes ! Votre Monsieur Weill était un simulateur". "Je vous garantis bien que non. Mais ne vous avais-je pas dit au début que ceux qui n’ont jamais éprouvé la joie de célébrer eux-même un office ne comprendraient pas cette histoire ?".
Merci à Monsieur José Klein de nous avoir communiqué ce récit