Castor et Chameau
Extrait de Souviens-toi d'Amalek


Premier contact
(pages 325-326)

L'hiver 1928-29 nous a permis, pour la première fois, de voir Castor à l'œuvre. Après le passage à Strasbourg de S. Haït (Loup Gris), qui avait fait ses études à l'École Supérieure des textiles de Mulhouse et y avait fondé les E.I.F., Raymond May (Baloo), membre du mouvement de jeunesse sioniste Hatikva, décidera de fonder un groupe de scouts juifs. Il donnera aux jeunes bourgeois que nous étions la technique et l'esprit "mouvement de jeunesse".

En bons Alsaciens, nous tenons à faire bande à part... et nous avons pris le nom d'Éclaireurs Juifs de Strasbourg, sans lien aucun avec "ces Parisiens qui se disent Israélites parce qu'ils ont honte de s'appeler Juifs". Loup Gris ayant vainement tenté de reprendre l'initiative, il fait appel à. Castor. C'est ainsi que nous avons fait connaissance avec le fondateur des E.I.F.

Les discussions sont âpres et longues. Castor fait preuve de beaucoup de diplomatie, et les Strasbourgeois de beaucoup d'entêtement. Nous ne sommes pas tout à fait de bonne foi. Je crois que nos exigences sionistes et religieuses allaient bien au-delà de notre position effective. C'est le cas pour moi en tout cas. Castor a réussi grâce à son obstination. Il décide qu'il ne bougera pas avant d'avoir obtenu notre inféodation au Mouvement. Sa dernière arme est le compromis, souvent utile car les deux parties ont l'illusion d'avoir gagné, alors que l'une et l'autre est perdante. Il a vu juste.

Nous mettons fin à la discussion, pas très fiers, mais nous sommes "Éclaireurs Juifs de Strasbourg, affiliés aux Éclaireurs Israélites de France". L'honneur est sauf !...

Le Minimum Commun


Chameau avant la guerre




Castor pendant la guerre
Une autre discussion, non moins âpre, non moins passionnée, s'est déroulée au Conseil National de Moosch en 1932. Le "libéralisme" des chefs parisiens et de Castor en particulier se heurte à l'intransigeance orthodoxe de quelques chefs mulhousiens.

Le fameux " minimum commun" est sorti de cette discussion qui a duré toute la nuit : Aucune démarche du Mouvement ne devait choquer un enfant issu d'une famille religieuse. En particulier, on observera dans toutes les activités des E.I.F. toutes les prescriptions relatives à la cacherouth et au Shabath. Les chefs orthodoxes, à l'origine de la discussion, et qui ont contribué à l'élaboration du compromis, bien entendu... quittent les E.I. aussitôt.

Je n'ai pas toujours été d'accord avec la conciliation "à la Castor". Je vois dans certains compromis et certaines concessions un abaissement du niveau des E.I.F. J'y vois également une manifestation de faiblesse et une source de divergences. Castor, au contraire, y voit le moyen d'étendre le Mouvement, de le mettre à la portée d'un plus grand nombre de jeunes, et surtout d'éviter son éclatement. Il veut maintenir l'unité par des concessions réciproques, alors qu'à mon avis, la fermeté sur certains principes assure cette unité.

La couverture du journal de chefs, LUMIÈRE porte à l'époque une devise que je n'ai jamais approuvée : "Si nous ne sommes pas d'accord sur le Judaïsme, Scoutisme d'abord. Si nous ne sommes pas d'accord sur le Scoutisme, Judaïsme d'abord".
Cela est inadmissible pour les responsables d'un mouvement éducatif qui doivent prêcher par l'exemple et soumettre à ceux qui leur sont confiés l'éventail complet de la pensée juive. La vie scoute, la vie au camp en particulier, permettent de faire vivre le judaïsme sous ses différents angles.

Le minimum commun bien appliqué devient, non pas un minimum "chronique", mais un point de départ, un outil, ce qu'il est devenu pour Castor et pour beaucoup d'entre nous.

Castor et Chameau
(pages 348-350)

Nos amis, anciens E.I, m'ont offert, à l'occasion de mon soixante-dixième anniversaire, un Livre d'Or. Deux photos s'y trouvent sur une même page. Castor est assis à côté de moi sur un banc, devant la baraque du garîn Léo Cohn, à Sdé Eliahou. Sur la première photo, nous regardons tous deux dans la même direction. Sur la seconde, dans des directions opposées. Quelqu'un a écrit, sous ces photos, la légende suivante : "Être amis... ce n'est pas toujours regarder dans la même direction". On ne pouvait mieux caractériser nos rapports.

Avant la guerre, nos rencontres sont épisodiques A cette époque, on ne va pas de Strasbourg à Paris pour un oui ou pour un non. Nous nous rencontrons aux rares réunions de chefs à l'échelon national, aucun " provincial" ne faisant partie de l'Equipe nationale. Castor se déplace uniquement lorsque des drames surgissent. Nous sommes par ailleurs très pris tous les deux par nos occupations professionnelles. Pour les Parisiens, je suis une de ces "têtes carrées" d'Alsace dont on se méfie un peu à cause de son entêtement à vouloir être religieux et sioniste. Castor est Parisien.

Nous nous sommes beaucoup rapprochés à partir de la Débâcle. Rien ne rapproche autant que le combat sur une même brèche. Pour une équipe engagée dans la lutte, rien de plus important que la confiance, l'amitié et la certitude de réussir.

Après la guerre, lorsque Castor est immobilisé par son accident,. je sais que le plus dur sera pour lui de ne pouvoir reprendre en main son Mouvement renaissant de ses cendres. Je multiplierai les occasions de lui rendre visite, de prendre son conseil et de l'associer à la renaissance. Nos tête-à-tête de cette époque auront une grande influence sur nos rapports. D'amis scouts, nous deviendrons amis tout court

Castor, très affaibli encore, retourne à Paris. Il se consacre entièrement à son projet d'École de Cadres. La confiance régnant, il n'y aura ni discussion, ni fausse note.

L'aliya nous rapprochera encore plus si possible. Sdé Eliahou est à quatre kilomètres d'Ein Hanatsiv. Pas de téléphone ; un autobus aller le matin, un autre le soir pour le retour. Si nous voulons nous voir, il faut aller à pied. Je fais figure d'ancien. Ne suis-je pas arrivé au kibbouts... deux ans avant le Garîn !

Castor voudrait que je me joigne à son groupe. La tentation est grande, mais une opposition inattendue se manifestera : Fourmi refuse tout nouveau changement de domicile et d'ambiance. Un de ses arguments : ce serait la fin de la belle amitié entre Castor et moi; bon gré, mal gré, nous serons en concurrence ; les 'haverim de Sdé Elia­hou, qui me connaissent, me préféreront à un inconnu nouveau venu ; en outre, des tensions apparaissent entre nous chaque fois que nous faisons partie du même attelage. Aujourd'hui, après bien des années, je donne raison à Fourmi.

Il est vrai que nos caractères sont différents : Castor, le négociateur tout en souplesse, enclin - comme je l'ai dit -- au compromis. Castor à la fois sceptique et influençable dans le domaine des idées. Castor toujours prêt à pardonner et à donner une nouvelle chance à quelqu'un qui l'a déçu. Et moi, dur, exigeant, entier, partisan du tout ou rien. Nous allons jusqu'au bout ; mais nos voies sont différentes. La sienne est plus longue.

Castor se méfie de mon exigence pour deux raisons : il redoute que j'entraîne le Mouvement trop loin, et l'oblige à renoncer à ce pluralisme auquel il tient à juste titre. Tout militantisme, qu'il soit religieux, politique ou sioniste, lui est antipathique. J'ai déjà dit que son but était de toucher un maximum de jeunes, et surtout ceux qui venaient de très loin, issus de milieux assimilés ou indifférents.
La deuxième raison est que Castor craint pour lui-même, pour son indépendance, pour sa liberté de pensée, pour son originalité.

Les heurts entre nous - si on peut parier de heurts - ne seront jamais violents. La preuve, j'ai tapé une seule fois sur la table (au sens propre), lors de la première visite de Castor au groupe local de Metz, peu après sa fondation. Castor fait un exposé (nous disons un laïus) sur le sort des Juifs dans le monde. Entre autres, il dit que le rôle du Peuple est de souffrir... Sans doute a-t-il lu ou entendu quelque chose de ce genre et l'a-t-il trouvé intéressant Pour moi, qui vois avant tout le côté joie, joie de la prière, joie des fêtes, joie de vivre, c'est une erreur d'entretenir les jeunes chefs scouts de la souffrance du peuple juif et de dire qu'elle est, en quelque sorte, prévue et officielle. Je suis choqué, car l'idée exprimée par Castor rejoint celle de plus d'un théologien chrétien justifiant les persécutions des Juifs par l'expiation de crimes commis sur la personne de Jésus. Castor ne m'a pas tenu rigueur de ma violente réaction, comme d'ailleurs, que par un désaccord entre nous.


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