MOÏSE DERCZANSKI n'aurait
pas aimé que l'on parlât de lui. Il se sentait foncièrement
un homme du rang et ne se trouvait bien que dans la méditation solitaire.
A son arrivée à Strasbourg, au début de l'autre après-guerre,
c'était déjà un vieux militant des luttes politiques
et sociales. Il avait été de l'autodéfense juive de 1905
et avait su être parmi les rares en Europe à parier sur un état
juif socialiste au lieu de voler au secours de la révolution russe
triomphante; il apporta sa contribution à l'oeuvre de réadaptation
professionnelle et culturelle des jeunes juifs "déportés
du travail". A Essen, à Lunéville, à Strasbourg,
regrouper les travailleurs juifs et les pousser à se cultiver fut l'essentiel
de son activité.
Il était natif de Vilna, la Jérusalem de Lituanie, creuset d'où
jaillirent tous les mouvements qui renouvelèrent la face du judaïsme.
Cette atmosphère de progrès intellectuel et moral permit à
la conscience nationale juive de ne jamais tomber dans le travers réactionnaire.
Une sensibilité nouvelle se forgeait, par la poésie, le théâtre.
le roman. la chanson populaire. Le "Beau" était l'horizon de
ces hommes et de ces femmes ; l'esthétique, voire l'étiquette,
leur impératif catégorique. Amener le Monde
dans les quatre coudées de la rue juive, aérer, libérer
intérieurement le juif de deux millénaires d'exil, le rendre disponible
au bonheur, idée encore plus neuve aux yeux des juifs qu'à ceux
de Saint-Just, car ces humiliés avaient soif de beauté et de dignité.
En 1923, dès sa venue à Strasbourg, deux institutions virent le jour grâce à lui : l'Office de placement des ouvriers juifs et la Société culturelle des Ouvriers juifs, dont le siège fut 18, rue de l'Ail. La première surgit du besoin de l'immigrant, qui ne voulait devoir son pain qu'à son travail. La seconde devait servir de foyer d'accueil et, en même temps, de centre culturel. Les résultats péniblement acquis, au prix d'un effort inlassable furent défigurés et déviés par la démagogie. Presque seul, il, tint bon, mais fut débordé par la marée de l'influence communiste. En 1932, en 1936, secondé par son fidèle compagnon Strykowski, aidé par Post et par Schulkes. il reconstruisit des sections de son mouvement, toujours avec la même foi juvénile. Il sut associer Maître Paul Seligmann aux destinées de 1939. La guerre. Trop âgé pour faire un volontaire, Moïse Derczanski va travailler dans les Ateliers de la S.N.C.F. à Saintes.
La "Ligue des amis de la Palestine ouvrière".
Le Poale-Sion fit appel au Mizrahi et les deux vieux adversaires, le Rav Runès
et Derczanski confièrent à Madame D. Katz et à M. Schulkes
le soin de fonder la colonie de Bourbach-le-Haut qui connut un plein succès
deux années durant, succès né du besoin qu'ils avaient
su comprendre.
Sur le plan purement sioniste, Moïse Derczanski fut le vice-président de l'Office Palestinien de l'Est de la France, dont le président fut Maître Léopold Metzger et le secrétaire O. Wallach-Schwartz. Cet organisme, véritable consulat d'Israël avant la lettre, assurait la tâche ardue de répartir les certificats d'immigration, d'organiser et d'entretenir les ha'hsharoth (fermes-écoles) d'Altwies et d'Ingenheim.
En 1940, en zone libre avec sa famille, il reprend contact avec les organes directeurs du sionisme et du judaïsme repliés à Lyon. Le 23 février 1943, il fut arrêté une première fois; il échappa à la déportation, grâce à son camarade S. Szejner, et put s'évader de son groupe de travailleurs étrangers. Réfugié en zone italienne, il fut le président de la commission de gestion financière du centre de Saint-Gervais-le-Fayet où, pendant plus de 6 mois, neuf cents personnes trouvèrent le gîte et le couvert et jouirent de la paix. La capitulation des Italiens en septembre 1943 le plaça à la tête d'un train de trois cents juifs qui aboutit à Rome. Il fut l'agent de liaison avec le monde extérieur via le Vatican. Dénoncé et arrêté le 19 mai 1944 avec plusieurs de ses camarades, il resta au camp le même homme serviable et dévoué. Il disparut le 30 décembre 1944 au commando Hailfingen, camp de Natzwiller.
A deux reprises la mort le rencontra, une première fois pour le frôler, une seconde pour le saisir : une cour martiale l'avait déjà condamné à mort pour activités socialistes, mais il fut grâcié; l'arbitraire nazi le fit disparaître pour ses activités juives.
Moïse Derczanski fut le modèle du militant qui sait toujours être
à la hauteur de sa tâche en raison de sa fidélité
à son parti. Ce parti, qui est encore celui de Ben Zvi, de Berl Locher,
de Ben Gourion, de Marc Jarblum, était son université, sa famille,
sa foi. La vertu rédemptrice du travail, la renaissance de son peuple
sur sa terre, la cité fraternelle et harmonieuse furent son credo comme
celui de milliers d'autres, soldats inconnus d'une cause glorieuse qui exige
de nous, aujourd'hui comme hier, les mêmes sacrifices.