Je suis assise dans la tente. C'est l'heure où le ciel, d'un coup, s'assombrit et où les étoiles, une à une, s'allument. La main posée sur mon ventre, j'écoute, du bout des doigts, les battements impatients de la vie qui se fabrique à l'intérieur de moi. Une crainte imprécise, familière pourtant, se mêle à mon bonheur. Bien que nous soyons désormais à peu de distance de la terre de Canaan, Jacob a ordonné d'établir le camp, tout près de Bet-Lehem, car j'arrive au terme et il veut m'éviter toute fatigue inutile. A côté de moi, assis dans l'obscurité qui s'étend, Joseph, immobile, se concentre sur un rêve connu de lui seul, les yeux levés vers le velours sombre du ciel, où la lune rayonne, laiteuse, au milieu de sa portée d'étoiles.
Les bruits s'apaisent, le silence s'installe. Même les coups dans mon ventre se sont espacés, se sont arrêtés.
Et voici que monte de jadis, en rangs pressés et colorés, une procession de personnages que je reconnais et qui m'emplissent d'émotion…
Voici Jacob qui s'arrête près du puits, il y a si longtemps, dans une autre vie, me semble-t-il, le voici qui m'aperçoit, se tourne vers moi, la petite bergère au milieu de son troupeau, le voici qui éclate en sanglots, et qui m'étreint, de toute la force de sa jeunesse et de l'amour qui s'embrase dans son cœur, un amour qui dès cet instant ne cessera d'éclairer la route semée d'embûches de sa vie et de la mienne, le voici qui soulève d'une seule main la pierre pesante qui obstrue le puits, le voici qui offre l'eau à la soif ardente des bêtes et des hommes.
Voici Laban, mon père, le visage faux, qui caresse Jacob pour mieux le mordre, le voici qui, à la faveur de la nuit, de la fête et des youyous, traîne Léa, ma sœur, jusque dans le lit de Jacob, à ma place.
Me voici aussi - comme j'étais jeune ! - chuchotant à l'oreille de Léa, la mort dans l'âme, le code que Jacob et moi avions mis au point pour parer à toute éventualité. Oui, je trahissais Jacob, et combien de fois me suis-je reproché amèrement cette trahison ! Mais aussi, comment laisser ma sœur exposée au risque d'être ignominieusement et publiquement chassée de la tente de Jacob ? Aurait-elle pu survivre à cette honte ?
Me voici, ensuite, tout au long d'une interminable nuit, me torturant à imaginer malgré moi les étreintes et les marques d'amour que Jacob prodiguait à une autre, me retenant vingt fois de courir à sa tente pour arracher ma sœur à ses bras, me tordant les mains de désespoir, maudissant la terre entière, ma sœur, mon père, Jacob - comment pouvait-il se laisser tromper à ce point ? Quoi, la nuit toutes les femmes sont donc interchangeables, même pour un homme qui aime une seule femme ? - Du fond de ma détresse, je suppliais Dieu, j'implorais sa miséricorde, et j'entendais, dans le trouble le plus total, la prière étrange qui sortait d'entre les sanglots de mon cœur : O Dieu, souviens-toi, aux jours de ta colère, quand tes enfants t'auront trahi pour suivre des divinités étrangères, souviens-toi, en faveur de mes fils, de cette nuit de souffrance, souviens-toi que moi, une simple femme de chair et de sang, j'ai su maîtriser la colère sauvage et la jalousie dévastatrice, et fais de même ! »
Voici Léa aux yeux tristes, Léa la délaissée, qui ne peut se consoler de l'indifférence de Jacob ni de l'amour qu'il me porte. La voici, enceinte année après année, la voici qui enfante, année après année, la voici mère de Ruben, Siméon, Lévi, Juda, pleine d'espoir, à chaque naissance, remplie de la certitude que Jacob va, enfin, l'aimer. Et moi, la femme stérile, je contemple, chaque mois plus désespérée, mon ventre vide.
Me voici, folle, vraiment, exigeant de Jacob : Donne-moi un enfant ou je meurs ! », me heurtant au mur glacé de sa colère, tandis qu'il me renvoie durement à l'exemple de sa grand-mère Sarah, qui, me dit-il, avait fait épouser sa servante à Abraham, afin d'avoir, par elle, un fils. Imite donc ton grand- père Abraham, lui ai-je répondu en pleurant, lui au moins a su avoir recours à la prière ! » Mais le conseil de Jacob n'est pas resté lettre morte : par dépit, je lui ai donné ma servante, Bila ; et aussitôt Léa, qui craignait sans doute la concurrence, s'est empressée de lui donner également la sienne, Zilpa, si bien que lui, qui n'avait voulu qu'une femme, s'est retrouvé, sans trop savoir comment, mari de quatre épouses, et, par la même occasion, père de quatre fils supplémentaires, Dan et Neftali d'une part, Gad et Acher d'autre part !
Nous voici, Léa et moi, au milieu des champs…Voici Ruben qui, les yeux pleins d'adoration, court vers sa mère, tenant à bout de bras un bouquet de mandragores plus gros que lui, se jette contre elle, l'enlace, l'emprisonne, tandis qu'elle, de son côté, referme ses bras sur son fils, enfouit sa tête dans son cou…Voici Léa à présent face à moi, dressée contre moi de toute sa colère : Tu m'as volé mon mari, crie-t-elle, et tu veux encore me voler les fleurs de mon fils ! » - Je ne fais que te proposer un marché : quelques-unes de tes fleurs contre une nuit avec Jacob ! ». Plus tard dans la soirée, tandis que l'obscurité déjà s'avance, parée de ses voiles d'ombre, Léa est sortie à la rencontre de Jacob pour lui annoncer, pleine d'allégresse, qu'il passera cette nuit avec elle. Je me souviens du frisson qui m'a saisie alors, comme si les mots de Léa étaient porteurs d'une menace secrète. Et je me souviens aussi que ce soir-là, curieusement, un âne ne cessait de braire, avec une sorte d'allégresse, lui aussi, comme si se jouait là un acte décisif pour l'histoire du monde… De cette nuit naîtra Issachar, suivi, l'année d'après, de Zabulon, puis de Dina, une fille enfin, qui sera le dernier enfant de Léa.
Et puis…Me voici, merveille des merveilles, miracle auquel je n'ai, d'abord, osé croire, de peur de le voir se dissiper comme une buée inconsistante, me voici, enfin, enceinte ! Il aura donc fallu que Léa donne naissance à six fils et une fille pour que Dieu, dans son infinie miséricorde, se souvienne de moi et ouvre, enfin, ma matrice ! Miracle du ventre qui s'arrondit, qui se remplit, qui bouge et bruit et vit ! Miracle de l'enfant qui sort, hurlant son désir de vivre ! Miracle d'un monde qui prend sens et s'ouvre dans la promesse d'un à venir ! Joseph était né, effaçant ma honte et ma peine.
A vrai dire, les événements qui ont suivi, les menaces et les dangers qui s'amoncelaient au-dessus de nos têtes, les tragédies qui s'annonçaient, sont restés dans ma mémoire, pour la plupart, un peu lointains, comme nimbés d'une sorte d'irréalité brumeuse, tant mes préoccupations de mère étaient devenues pour moi la substance même du monde.
La décision de quitter Aram, Jacob ne l'a prise qu'après nous avoir consultées, Léa et moi :
je me souviens de notre accord unanime, jusque dans les termes que nous avons employés pour qualifier le comportement de notre père, qui nous avait considérées comme des étrangères, puisqu'il nous avait vendues ». Ensuite, il y a eu le départ clandestin, la fuite plus exactement, une nuit où notre père s'était absenté pour trois jours, la marche forcée de notre troupe, femmes, enfants, serviteurs, troupeaux, la poursuite enragée de Laban, décidé à récupérer par la force non seulement ses précieux pénates, qu'il accusait à grands cris Jacob de lui avoir volés, mais aussi l'intégralité de son pouvoir sur ses filles et son gendre. Les pénates, c'était moi qui les avais pris. Juste au moment où la troupe s'ébranlait sous la clarté mystérieuse des étoiles. Dans un geste instinctif, qui me remplit aussitôt de terreur. Je me suis souvent demandé pourquoi j'avais fait cela : avais-je voulu, à un tournant décisif de notre vie, nous concilier secrètement, et par mesure de précaution, des divinités familiales rassurantes, quitte à fâcher un peu le Dieu tout-puissant de Jacob ? Ou bien les empêcher de venir en aide à Laban, en les forçant à être dans notre camp ? Ou bien encore avais-je eu, peut-être, la prétention de désenchanter le monde idolâtre de mon père et de lui apprendre l'authenticité et la grandeur de la foi de Jacob ? Je n'ai pas de réponse à cette question. Tout ce que je sais, c'est que quand Laban nous a rejoints, à six jours de marche de notre point de départ, ivre de fureur et les yeux pleins de violence, quand il s'est livré à des perquisitions rageuses et répétées dans nos tentes - heureusement j'avais caché les statuettes dans une selle de chameau sur laquelle je m'étais assise et dont je ne pouvais me lever, prétextais-je, étant en période de règles - , j'ai été saisie à nouveau de terreur, : car mon mari, ignorant tout de mon larcin, a prononcé une malédiction terrible à l'encontre du coupable éventuel ! Il m'a semblé, l'espace d'un instant, que je venais d'être condamnée à mort…
A peine mon père était-il reparti, un pacte d'aide mutuelle ayant été conclu, que nous avons eu à affronter une autre menace : Esaü. Les deux frères ne s'étaient pas revus depuis la fuite de Jacob, après l'affaire de la bénédiction usurpée. A l'approche de la terre de Séir, je percevais la tension grandissante de Jacob. Lorsqu'il a su que son frère se portait à sa rencontre avec une escorte de quatre cents hommes, il a d'abord été saisi d'effroi. Puis il a fait face et j'ai admiré sa sagesse et son courage : il a divisé toute sa troupe en deux camps, dans l'idée d'assurer la survie de l'un au moins en cas d'attaque ; puis il a prié, avec une ferveur que je lui ai enviée. Ensuite, ayant réuni trois gros troupeaux, il a organisé une mise en scène grandiose pour les faire amener à son frère. La nuit précédant la rencontre, il nous a fait traverser le Yaboc et il est resté seul sur la rive. Il ne nous a rejoints qu'au matin : les traits creusés d'épuisement, il boitait fortement, comme s'il avait lutté toute la nuit. Contre qui, me demandais-je avec inquiétude? Esaü avait-il envoyé un de ses hommes de main pour l'assassiner ? Ou bien avait-il été attaqué par un être venu d'ailleurs pour le mettre à l'épreuve ? Ou bien s'était-il battu contre ses fantômes familiers ? Le savait-il lui-même, d'ailleurs ? Tout ce qu'il m'a dit plus tard, c'est qu'il avait été vainqueur et qu'il avait contraint son agresseur à le bénir.
La rencontre avec Esaü s'est bien déroulée : il faut dire que Jacob avait tout fait pour amadouer son frère, s'inclinant devant lui, le flattant, reconnaissant sa puissance, de manière sans doute à rendre inutile à ses yeux une démonstration de force.
Mais le soulagement a été de courte durée : quelques jours après a éclaté l'affaire du viol de Dina. La pauvre était sortie pour faire connaissance avec les filles du pays - et comme je la comprends, elle qui ne connaissait qu'un environnement de garçons ! - et voilà que Sichem la kidnappe et lui fait violence !
Voici que l'angoisse, à nouveau, m'étreint : est-ce le souvenir de la ruse meurtrière imaginée par Siméon et Lévi qui, feignant de répondre favorablement à la demande en mariage, tardive il est vrai, formulée par Sichem, ont mis comme condition à leur accord la circoncision collective des habitants de la ville, est-ce la vision de l'horrible carnage qu'ils y ont perpétré ? J'ai préféré oublier, autant que je le pouvais, ce drame.
La nuit est tout à fait tombée, à présent. Joseph rêve toujours à la lune et aux étoiles. L'enfant dans mon ventre s'est remis à bouger, à grands coups impatients. Le terme est proche. Aurai-je le temps d'atteindre cette Terre vers laquelle nous marchons depuis si longtemps, cette Terre que la Parole divine vient à nouveau de promettre à Jacob ? Angoisse. Terreur. La nuit m'environne. Tout, autour de moi, est soudain d'un noir d'encre. Une douleur fulgurante me déchire. Je crie dans la nuit. L'enfant va naître. Et moi, je vais mourir.
Une voix retentit dans Rama, une voix plaintive, d'amers sanglots. C'est Rachel qui pleure ses enfants, qui ne veut pas se laisser consoler de ses fils perdus ! (Jérémie 31:15)