Haïm Cohen, vice-président honoraire de la Cour suprême, est décédé le mercredi 10 avril à Jérusalem, âgé de 90 ans.
Le juge Cohen était connu pour ses conceptions modernistes, et pour son combat continuel pour les droits de l'homme : il était président de l'Association israélienne pour les Droits de l'Homme, président du Comité public pour les Juifs des Pays arabes, et président du Comité directeur de l'Institut Zalman Shazar.
H. Cohen, qui était Docteur en Droit, était surnommé "Monsieur Loi", et avait occupé de nombreuses fonctions : procureur de l'Etat, conseiller juridique du Gouvernement (de 1949 à 1960), ministre de la Justice (1952), et juge à la Cour suprême pendant plus de vingt ans. Dans l'exercice de ses fonctions il a laissé son empreinte plus que tout autre juriste israélien sur les droits de l'homme en Israël.
H. Cohen naît à Lubeck en Allemagne dans une famille juive orthodoxe. Dans sa jeunesse il est le président de la branche de l'Agoudath Israël de Hambourg. Il est monte en Israël à l'âge de 19 ans pour étudier à la Yeshiva Mercaz Harav Kook à Jérusalem, et il officie même comme 'hazan dans le quartier de Mea Shearim. Au bout de quelques années il retourne en Allemagne pour étudier le droit à l'Université de Francfort, d'où il est revient en 1933, avec les titres d'avocat et de docteur en Droit.
A Jérusalem, il effectue un stage dans un cabinet d'avocats, avant d'ouvrir son propre cabinet.
En 1949 il est nommé directeur général du Ministère de la Justice, et en 1950, il devient Conseiller juridique du Gouvernement, restant à ce poste jusqu'en 1960. En 1952, il exerce parallèlement la fonction de ministre de la Justice. En 1960, il est appellé à siéger comme juge à la Cour suprême, fonction qu'il occupera jusqu'en 1981.
Parallèlement à son service public, H. Cohen est s'occupé activement de promouvoir sa conception professionnelle et ses valeurs humaines et morales. Il est conférencier et professeur invité à la Faculté de Droit de l'Université Hébraïque et de l'Université de Tel Aviv, représentant d'Israël au Comité de l'ONU pour les Droits de l'Homme et membre du Tribunal international de La Haye. De plus il est membre du mouvement Te'hila - Mouvement laïque israélien pour un judaïsme laïque.
Son activité admirable lui vaut une grande estime. Il a reçu le Prix d'Israël et le Doctorat d'honneur de l'Université Georgestown de Washington et de l'Université Hébraïque de Jérusalem. En 1994, il reçoit le titre de Notable de Jérusalem.
H. Cohen s'est occupé notamment du procès de Jésus, et a même édité un livre à ce sujet. En 1968 il a étonné le monde chrétien en établissant que Jésus avait été jugé par les Romains, et non pas par le Sanhédrîn, et que c'étaient bien les Romains qui l'avaient mis à mort.
Depuis l'époque lointaine où, conseiller juridique du gouvernement, il plaçait la sacro-sainte sécurité, dixit la raison d'Etat, au-dessus de tout, il a décalé les pions d'un jeu qui, assure-t-il, est resté le même pour lui. Il vous dira aujourd'hui que la primauté de la loi, et même celle des droits de l'homme, est encore le meilleur garant de la santé d'un État, lorsqu'il se veut démocratique. D'ailleurs, pour lui, la loi, la constitution, le code juridique sont des notions abstraites qui ne valent que ce que valent les hommes, c'est-à-dire les juges qui les appliquent.
La constitution n'est-t-elle pas une valeur intrinsèque ?
La meilleure des constitutions n'a pas plus de valeur qu'une vieille chaussette si les juges qui l'appliquent ne sont pas indépendants. Tenez, prenez la constitution soviétique. Elle est merveilleuse, en tant que telle. Mais quelle est sa valeur ?...
Aujourd'hui à la retraite, libre de toute charge publique, Haïm Cohen est à la tête de la Ligue israélienne des Droits de l'Homme. C'est-à-dire entièrement et absolument lui-même. Il n'en a pas toujours été ainsi ; il le reconnaît d'ailleurs : "L'attitude d'un homme est dictée par les fonctions dont il a la charge..." C'est l'ex-conseiller du gouvernement qui se souvient... Il était alors le gardien de la loi. Plus tard, juge à la Cour suprême, il dira : "La loi est bien là, mais la générosité en est absente..." Ou encore : "Les droits de l'homme valent bien la lutte contre le crime..." et même : "La liberté de la presse pèse autant que l'outrage à la magistrature" - et ce, bien qu'il ne porte pas un amour excessif aux journalistes, même si, comme il le dit, "quelques-uns de mes meilleurs amis sont journalistes..." Cette dualité entre la rigueur du juge et l'humanisme du talmudiste qu'il est resté (Spinoza est à ses yeux le plus pur représentant de l'esprit du judaïsme), il la surmonte en menant une sorte d'activité "parallèle" : dans les années cinquante, il ouvre sa porte à une organisation de "justiciers" bénévoles, la "ligue des volontaires"... qui s'est fixée pour objectif de dénoncer la corruption dans l’appareil de l’Etat – ce qui lui vaut le surnom de Dr. Jekyll et Mister Hyde.
Pourtant, l’homme de loi et le champion des droits de l'homme ne font qu'un pour l’essentiel : l'annulation de la peine de mort, immédiatement après la fin du Mandat britannique en Eretz-Israël, est due à son initiative. Le juge condamne, pour protéger la société, mais l'homme qu'il envoie en prison lui cause souvent des insomnies - et il a personnellement adressé au Président de l'Etat des dizaines de demandes de grâce ou de commutation de peine.
"Yéké" d'origine, Haïm Cohen l'est jusqu'au bout des ongles même s'il est considéré comme "l'enfant terrible" de la justice israélienne. Vouloir faire son portrait, c'est prétendre expliquer un paradoxe. Et d'abord, ce sentiment que l'on éprouve en face de lui, dans le cabinet-bibliothèque de son appartement, situé au dernier étage d'un immeuble bourgeois dans un quartier tranquille de Jérusalem. Sentiment d'être sur la sellette, face au juge. Il consent à intervertir les rôles et à répondre aux questions, mais c'est encore lui qui, d'une certaine façon, dirige, ou au moins inspire cet entretien qui tient de l'interrogatoire.
Je tente de cerner la quadrature de ce cercle : comment le plus juge de nos juges peut-il offrir cette image d'empêcheur de vivre en rond pour vous pousser en avant, un peu plus loin que vous-même ? L'explication est peut-être dans cet étonnant sourire - un tic, presqu'un rictus. Un sourire brusque, sinon forcé, qui jaillit et vous surprend pour disparaître aussitôt. Une façon de dire : c'est sérieux l'humour. Mais pas le charme mièvre et toujours facile. Un sourire péremptoire qui ponctue ses affirmations comme le maillet du juge tranche le verdict.
Son premier coup d'éclat, peut-être le plus fameux, est lié à l'affaire Rufeisen (1), plus connu à l'époque sous le nom de "Frère Daniel". Ce héros de la résistance polonaise, alors membre d'un mouvement de jeunesse sioniste, dont la tête avait été mise à prix par les nazis, est "touché par la grâce" alors qu'il se cache dans un couvent. Il se convertit au catholicisme et entre dans les ordres. Au début des années soixante, il fait son alvah ["montée"], , en vertu de la Loi du Retour : en effet, il se considère toujours comme juif et juif seulement, et c'est à ce titre qu'il demande que la mention "Ethnie juive" soit inscrite sur sa carte d'identité israélienne. Quant à sa foi chrétienne, c’est une affaire purement personnelle, dira-t-il.
Pour l'Etat d'Israël, c'est le piège, l’aberration bardée de logique, lorsqu'elle est poussée jusqu'à l'absurde. Quatre des cinq juges qui composent la cour rejettent l’assignation de l'apostat ; seul Haïm Cohen s’aligne sur la demande de Rufeisen, alias Frère Daniel. Pour lui, il est juif puisque né de mère juive, et doit donc bénéficier de la Loi du Retour. Je cherche, près d'un quart de siècle plus tard, le défaut de cette cuirasse, par le biais d’une question :
"Imaginons, Monsieur le juge, que, frappés de folie collective, tous les Juifs d'Israël se convertissent au christianisme. L'Etat d'Israël aurait-t-il encore sa raison d'être?"
Je ne suis pas théologien ni philosophe, mais juge. J'ai donc pour devoir de veiller au respect de la loi et à son application. Or cette loi accordait la nationalité israélienne à tout immigrant né de mère juive...
Il y aura d'autres "scandales Haïm Cohen", comme celui dont il fut lui-même le héros et le détonateur, lorsqu'il fit la nique à la loi rabbinique : en tant que Cohen, il lui était interdit d’épouser la femme de son choix qui était divorcée. Il se rendra donc avec sa fiancée à New York pour convoler en justes noces. La loi israélienne reconnaît le mariage civil contracté à l’étranger.
La Halakha [jurisprudence religieuse] est-elle un vieux codex caduc qu'il faut rejeter en bloc ?
Nullement. Je pense même me quelle d'excellentes choses, souvent plus libérales que le code marital des pays occidentaux. Ainsi, pour le divorce, il suffit que les deux parties soient d'accord pour qu'il soit prononcé. Mais sur bien des points elle a un besoin urgent d'être amendée...
Les rapports du juge Cohen avec le judaïsme sont à son image : issu d'une famille orthodoxe de Lubeck, son père, rabbin et fils de rabbin, destine le jeune Haïm au rabbinat et fixe l’itinéraire de son éducation : Yeshiva en Allemagne, puis à Jérusalem, où il débarque pour la première fois en 1930. Deux ans plus tard il retourne en Allemagne pour y faire des études de droit. C'est à cette époque qu'il perd la foi et abandonne l'observance des mitzvoth [commandements religieux].
Révolte contre l'autorité paternelle, contre Dieu et contre l'Ordre établi - ce qui n'est pas le moindre des paradoxes chez le plus légaliste et le plus orthodoxe des juges du pays. Peut-être pas tellement contre l'Ordre que pour un certain ordre. Il juge tout le temps, sans condamner définitivement. C'est ainsi que dix ans après avoir envoyé Baranès en prison à perpétuité, pour viol et meurtre d'une jeune soldate, Rachel Heller, il ira le voir en prison et demandera au Président de l'Etat de l'amnistier, estimant qu'il avait payé sa dette.
A 75 ans il est toujours aussi actif que par le passé. Que fait-il aujourd’hui ? Il étudie journellement le Talmud, ce qu'il n'a jamais cessé de faire, et écrit des livres, enrichissant une ouvre déjà imposante : Le procès et la mort de Jésus (1968) ; Le mariage et le divorce dans les codes civils étrangers, mais aussi La foi et la liberté de confession.
Pourquoi un jeune juif vivant dans l'aisance et la liberté d'un pays occidental viendrait-il en Israël, s'il n'est pas motivé, tout comme vous ne l'êtes pas vous-même, par la foi juive ?
Parce qu'Israël, c'est sa maison. Votre jeune juif peut être en désaccord complet avec les idées de son père, mais c'est tout de même son père, sa maison...
Haïm Cohen n'est-il qu'un bon citoyen israélien, sans plus ? Où est son judaïsme, ou tout au moins sa judéité ? Elle est intacte, solide, puisqu'il fait siennes les trois propositions de l'Unité d'Israël : Peuple d'Israël, Torah d'Israël et Terre d'Israël....
Certains de ses amis le qualifient de "colombe" parce que, dès 1981, il s'est prononcé contre les implantations dans les territoires. Il n'en accepte pas pour autant ce qualificatif.
« Faucon, colombe, je ne suis pas un volatile, sapristi !... »
A bâtons rompus