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Monsieur
SAMUEL nous a quitté le Shabath Shouva, veille de Yom Kippour,
Het be Tichri (7 octobre 2000), discrètement, tout doucement,
sans bruit, à l'hôpital Shaarei Zedek de Jérusalem, où
il avait été transporté le matin même, pour un bilan
général, tant son état s'était dégradé.
Il s'est éteint, sans souffrance, sans avoir repris connaissance ;
laissant derrière lui des centaines d' "orphelins" ,
tous ses enfants, bien sûr, Fanny et Eve-Anne, ses petit-enfants
et arrière-petit-enfants, mais aussi tous ses "enfants"
d'adoption, qui depuis la fin de la guerre, jusqu'à Jérusalem,
avaient trouvé en Hélène et Nathan Samuel, de véritables
parents.
Il est parti discrètement, modestement, comme il avait vécu,
à une date faite pour lui : une levaiya
quelques heures avant Kippour, le dispensait d'un hesped
qu'il honnissait, d'une shiva
et de sheloshim
pour sa famille et ses innombrables amis ; il ne voulait pas déranger.
D.ieu a ainsi répondu à ses vux, si souvent exprimés.
Qui, parmi ceux qui le connaissaient et l'aimaient, aurait osé lui
adresser des compliments, sur tout ce qu'il avait accompli dans sa vie ?
Il ne voulait pas, ne supportait pas. C'était presque physique. Un
haussement d'épaule ; une moue d'incompréhension aurait
été sa réponse.
Pourquoi ? il n'avait fait que son devoir, pas plus.
Maintenant, plus d'une semaine après qu'il nous ait quitté,
nous laissant sans voix, les yeux embués de larmes devant son fauteuil
vide, nous reviennent des souvenirs.
Les miens commencent en septembre 1956, à Paris, au "Toit Familial"
de la rue Guy Patin.
Jeune étudiant en médecine, j'arrivais de ma Normandie natale, dans un monde totalement inconnu. Sur les quatre vingt dix étudiants admis, quatre-vingt au moins, étaient des Sepharadim, dont tout me séparait : la mentalité, le mode de vie, la piété, les minhaguim , l'accent Je n'étais pas pratiquant, à l'époque et je découvrais un monde différent, presque une autre planète.
Les nouveaux directeurs, Hélène et Nathan Samuel, que leur
intimes appelaient affectueusement, Aya et Nathy, venaient eux aussi de
prendre leurs fonctions depuis quelques mois, succédant au regretté
Felix Goldschmidt. Madame Samuel était sous-directrice, non rémunérée.
Eux aussi étaient "minoritaires", débarquant de leur
Alsace natale et n'avaient que peu côtoyé le monde sépharade.
Et tout de suite, la chimie a agi. Les deux mondes que nous représentions,
se sont aussitôt unis, grâce au "catalyseur" Samuel.
Monsieur Samuel avait une foi profonde, rayonnante, autant que discrète.
Qui ne se souvient des offices du vendredi soir, où Monsieur Samuel,
appuyé sur le rebord de la cheminée en marbre, priait avec ferveur,
laissant toujours aux jeunes, le soin de diriger l'office selon leur rite.
C'est après d'insistantes demandes, qu'il acceptait, presque gêné,
d'officier selon son rite ashkenaze. Sa prière était merveilleuse.
J'étais impressionné par sa ferveur, comme je le fus pendant
toutes mes années d'étude, ainsi que par ses profondes connaissances
qu'il aimait nous inculquer avec amour.
Tous les vendredi soirs, une immense table en U était dressée
dans le salon, pour les étudiants vivant loin de leur famille.
Monsieur et Madame Samuel présidaient le repas de fête. Ils
n'auraient jamais imaginé de se retirer dans leurs appartements pour
passer un Shabath en famille. Ils ne l'avaient jamais fait lorsqu'ils
dirigeaient leur maison d'enfants à Haguenau ; ils n'allaient
pas changer leurs habitudes. Leur famille, c'était nous, leurs étudiants.
Pas d'intimité familiale, non plus le Shabath midi. Une dizaine d'étudiants étaient invités à tour de rôle, pour partager leur repas. Leur but était double. D'une part, faire connaissance avec l'étudiant, dans un cadre familial, qui manquait à la plupart d'entre eux. D'autre part, permettre aux invités de découvrir la personnalité de leurs directeurs.
Ces rencontres étaient de merveilleux moments qui commençaient souvent
la veille, dans la cuisine de Madame Samuel, longue pièce sans fenêtre,
éclairée par la luminosité du salon, à la porte toujours
grande ouverte.
Monsieur Samuel étudiait la parasha
de la semaine, tandis que Madame Samuel écoutait nos
confidences, tout en préparant une sauce verte, inconnue de nos papilles
gustatives, et qui allait garnir la fameuse carpe à la juive, servie
le lendemain.
Parfois, un étudiant timide et gauche, entrait d'un air gêné,
demander quelque chose à Monsieur Samuel. Avant de lui répondre,
celui-ci l'invitait pour le repas de Shabath midi. Madame Samuel connaissait
son mari et ne protestait jamais. Des chaises, il y en avait à foison ;
des assiettes aussi ; quant au manger, elle résolvait le problème
par une phrase devenue célèbre "On rajoutera de l'eau à
la soupe".
C'est lors de ces repas conviviaux, que nous apprîmes à nous
connaître mutuellement.
Monsieur Samuel parlait peu, mais il avait une qualité rare, il savait
écouter. Son visage était toujours éclairé par un
sourire permanent. Il enregistrait tout et se souvenait de tout et de
tous.
C'est ainsi, autour de cette grande table, qu'ils nous racontèrent
la longue période de la guerre, et ses conséquences sur leurs
choix de vie (on dirait aujourd'hui, leur profil de carrière).
Monsieur Samuel travaillait avant la guerre, dans une entreprise commerciale. Il aurait pu, après les hostilités, reprendre ses activités, s'enrichir, s'embourgeoiser. Mais les nouvelles arrivaient, effrayantes, angoissantes.On découvrait avec horreur, les camps de concentration, les millions de disparus, mais aussi ceux qui restaient en vie, décharnés, hagards, effrayés d'avoir survécu. Et surtout, et surtout ces milliers d'enfants orphelins, dont il fallait s'occuper de toute urgence. Monsieur Samuel n'hésita pas ; oubliées les velléités commerciales, les intérêts personnels. Une urgence, une seule, recueillir ces enfants errants ; leur donner non seulement, vêtements et nourriture, mais surtout une chaleur familiale qui leur manquait tant.
C'est ainsi qu'entreront dans la légende, les maisons de l'O.S.E., dont
celle que dirigèrent les Samuel à Lyon, "Les Hirondelles",
puis à Haguenau, "Les Cigognes".
D'autres, plus qualifiés que moi, ont écrit ou raconté
cette période dramatique de leur vie.
L'un des enfants de Nathy et Aya Samuel, n'était autre qu'Elie Wiesel.
Quelques pages de ses mémoires Tous les fleuves vont à la
mer, leur sont consacrées.
Mais revenons à Guy Pat', comme nous appelions notre maison.
Je voudrais évoquer la dernière année de direction de Monsieur
Samuel à la tête de "sa'' maison. L'heure de la retraite approche.
Des centaines d'étudiants sont passés par le moule du Toit Familial.
Ils sont devenus médecins, dentistes, pharmaciens, physiciens, mathématiciens,
avocats, H.E.C., Polytechniciens, artistes, diplomates, et la liste n'est
pas complète. Beaucoup se sont mariés, grâce à l'aide
des Samuel. Quasiment tous viennent leur demander conseil, leur confier
leurs angoisses et leurs espérances.
Il y a beaucoup de problèmes "ethniques" ashkenaze-sepharade.
Les Samuel sont toujours là pour aplanir les problèmes, expliquer,
convaincre, imposer parfois aux parents réticents, des solutions
qui apporteront le bonheur à leurs étudiants qui sont leurs
enfants.
Monsieur Samuel reçoit un père dans son bureau. Madame Samuel
reçoit la mère dans son salon. Et tout s'aplanit, tout s'arrange
et tout finit sous la houppa.
A combien de mariages, Monsieur Samuel a-t-il été témoin ?
quelques centaines probablement !
La dernière année est vécue par les 'Anciens'', qui continuent à venir voir les Samuel, comme une année angoissante. Nous allons les perdre ; ils vont partir. Ils veulent s'installer en Israël. Nous souhaiterions tant participer à leur alyah ! Toute leur vie, ils ont donné aux autres : tsedaka, cadeaux de mariage pour chaque étudiant ; cadeaux de brith-mila peu après ; aide aux parents d'étudiants rapatriés, qui sont dans le besoin et mille autres bonnes causes.
Le résultat va au-delà de nos espérances, et nous venons
en délégation chez Madame Samuel, pour la préparer aux
évènements qui ne peuvent plus rester longtemps, une surprise.
Nous lui parlons de la soirée qui se prépare à l'hôtel
P.L.M., qu'offrent avec leur merveilleuse gentillesse, Mary et Alain de
Rothschild. Nous évoquons, avec une angoisse certaine, notre projet
du "Mur à Jérusalem". Connaissant Monsieur Samuel,
nous préférons éviter l'affrontement, car nous le savons
réticent à tout cadeau personnel. Madame Samuel se laisse fléchir,
ne voulant pas nous faire de peine ; elle sera notre porte-parole,
auprès de son mari.
Et c'est le drame.
Pour la première fois de sa vie, Monsieur Samuel se fâche et
refuse tout net. Sa femme essaie de lui expliquer qu'il ne peut refuser.
Il va nous vexer, nous blesser, nous qui avons fait tant d'efforts, et
mis tant d'amour dans cette action.
Rien n'y fait ; il est intraitable. Son refus est sec, net et non
négociable.
Pendant plus de six mois, Monsieur Samuel refusera de me parler. Comment
ai-je pu penser qu'il accepterait quelque chose de notre part ? Nous
n'avons rien compris ! Il est blessé, profondément meurtri.
Ni Madame Samuel, ni le Baron Alain, ni sa famille ne réussiront
à l'infléchir, ni à calmer sa colère.
Six mois de négociations, d'approches discrètes : Non,
c'est non !
Nous nous retournons une nouvelle fois vers Madame Samuel, et la supplions
d'intervenir pour qu'il accepte un petit cadeau, afin de ne pas nous humilier.
Madame Samuel adore la musique, et rêve d'un tourne-disque. Nous
lui achèterons une chaîne stéréo. Je suis chargé
de trouver quelque chose de discret, mais de très haute qualité.
Après beaucoup d'efforts, nous trouvons l'objet rare, qui allie la
petite taille, à la sonorité divine.
Monsieur Samuel suggère, à contre-cur, par l'entremise
de sa femme, l'objet des ses rêves : une machine à écrire
pour pouvoir poursuivre son travail social à Jérusalem.
Je finis par me réconcilier avec lui, en proposant à Madame
Samuel la solution suivante : les sommes recueillies, serviront à
créer un fond de bourses pour les étudiants israéliens,
que l'on nommera le "Keren Guy Patin". Monsieur et Madame Samuel
èreront les fond, à leur discrétion.
L'idée plaît beaucoup à Monsieur Samuel, qui m'embrasse
et nous pleurons longtemps l'un contre l'autre.
Quelle merveilleuse leçon nous avons reçu !
Après tant d'années de travail quotidien, intensif et épuisant, les Samuel méritaient une retraite calme et sans soucis. Au lieu de cela, il ont repris - non pas une "activité sociale'', qui sous-entend un passe-temps pour éviter l'ennui- mais un véritable travail quotidien, au sein des Katamonim. Ils y ont apporté leur énergie et leur foi juvénile, entraînant dans leur sillage de nombreux amis, sans oublier leurs enfants et petit-enfants.
La
distribution des bourses, demande un travail de forçat. Des centaines
de demandes à lire ; à répondre. Il faut parfois refuser.
Il ne sait pas dire non ! Alors son petit-fils, Daniel Touati, se
propose pour le seconder. Ils font tous les trois, un travail remarquable,
d'une discrétion et d'une efficacité miraculeuse, compte tenu
du peu de ressources du Keren Guy Patin.
Monsieur Samuel poursuivra son travail jusqu'à ce que ses forces
physiques viennent à lui manquer.
Combien de faits et d'anecdotes, pourrais-je encore apporter ici, pour
mieux cerner le personnage exceptionnel de Monsieur Samuel ? Son
refus des réparations allemandes.
Son refus de pension, versée après l'attentat qui lui coûta
vingt cinq ans de souffrances quotidiennes, et qu'il offrit à l'hôpital
Shaarei Zedek, dans la plus grande discrétion.
Tel était Monsieur Samuel, un Tzadik, un Juste de
notre temps.
Que sa mémoire soit bénie.
Jacky Bronstein (Promotion 1956-1961) |