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Mes pères endormis "bougeront leurs lèvres en signe d'approbation" (Cantique des Cantiques 7 :10)
et le Talmud de Babylone en Yebamoth 97 a interprété :
"dès qu'un élève répète dans ce monde les paroles [de son maître disparu] en son nom, 'il fera murmurer ses lèvres dans sa tombe'."
Introduction
Toute la famille demeura à Nancy jusqu'au printemps 1940 pour ensuite se réfugier à Limoges dans des conditions plutôt précaires. Mon oncle Srouël (Israël) Glasberg, (frère aîné de ma mère) et son épouse Cirla, qui n'ont pas eu d'enfants avaient été évacués de Strasbourg dès 1939 et se trouvaient déjà à Limoges à notre arrivée. Un peu plus tard devait arriver du Luxembourg ma tante Rouh'ké (Rachel) la plus jeune sœur de ma mère, elle était célibataire. Raflée à Limoges elle fut déportée à Auschwitz où elle disparut. Ma mère avait également un plus jeune frère, Jacob (Yékel) qui était marié à Belfort et qui a eu trois enfants (Marcel, Henry et Suzanne). La femme de mon oncle Yékel fut tuée dès le début de la guerre et mon oncle plus tard déporté à Auchwitz.
Mon père avait étudié avec des précepteurs privés et des maîtres d'obédience du Belzer rav. Mon père était un homme cultivé et distingué. Grand croyant, de tendance orthodoxe, d'une grande sensibilité, il était un excellent officiant dont la voix incomparablement chaude était très agréable et très appréciée. Durant les années sombres il avait assuré les offices des grandes fêtes et souvent entraînait les fidèles par ses accents sincères et émouvants à l'émotion et aux larmes. Il faut bien préciser que les temps que nous vivions étaient exceptionnels et l'angoisse permanente. Pendant les années d'occupations allemande mon père a assuré au sein de la communauté des responsabilités importantes en liaison avec la communauté repliée de Strasbourg. Il s'est notamment occupé des Juifs polonais qui avaient des problèmes de toutes sortes mais spécialement d'ordre administratif, leur carte de séjour n'étant pas toujours en règle ; de santé fragilisée par des conditions de vie pénible, et par une situation de famille difficile, car souvent le père la mère et les enfants étaient séparés et ignoraient tout les uns des autres. En plus il y avait aussi des problèmes matériels, parce que sans revenus réguliers. A Nancy il vendait des articles de textiles et à Limoges il tenait au marché un stand quotidien de ces articles textiles.
La communauté originaire d'Alsace était très organisée, bien structurée. Les Juifs venus d'ailleurs et en particulier ceux qui venaient de Nancy étaient minoritaires, ces derniers très souvent de nationalité étrangère, apatrides ou d'origine polonaise, formaient une communauté séparée et les problèmes qui se posaient à elle étaient de loin plus difficiles que ceux qui se posaient aux Juifs originaires d'Alsace : ceux-là étaient pratiquement presque tous de nationalité française et très souvent, de grands patriotes très attachés à la France pour laquelle ils avaient combattu. Les dangers qui menaçaient les Juifs étrangers étaient bien plus grands que ceux des Juifs français. Ces Juifs étrangers étaient visés en priorité par le pouvoir de Vichy et également par l'occupant, ce qui fait que nous étions cachés sous de faux noms, à des adresses changeantes et vivions sur le qui-vive. C'était le temps où l'on faisait la chasse aux Juifs. Nous craignions en permanence pour notre existence. Durant cette période passée dans des greniers, des mansardes ou dans des caves dans des conditions d'exiguïté et de grand inconfort, isolés les uns des autres, auxquels s'ajoutaient des problèmes d'alimentation et de chauffage.
Pendant ces longues journées de retraite forcée, parfois sans nouvelle les uns des autres, mon père occupait son temps à la lecture, à l'étude et composait des poèmes, écrivant ses réflexions sur la situation. Avant la guerre il écrivait pour son plaisir personnel. Je pense qu'écrire pour mon père était une façon d’éviter l'oubli, et à Limoges une manière de résister, de participer au combat et de donner la parole à sa communauté, à son peuple. Il a laissé quelques cahiers et carnets rédigés en yiddish auxquels je viens redonner vie. A la maison nous ne parlions que yiddish.
Fin connaisseuse de cette littérature, appréciant beaucoup la poésie et les écrivains de son époque dans cette langue, il connaissait de nombreux poèmes et chansons populaires par cœur, mais il appréciait spécialement la littérature générale et en particulier l'allemande. Nous remarquerons dans l'œuvre de mon père l'influence de ces auteurs par des réminiscences et des allusions précises d'auteurs bien connus tels le grand poète lyrique allemand aux origines juives Heinrich Heine (1797-1856), mais surtout les auteurs yiddish tels Avraham Goldfaden (1840-1906), Yakov Gordin (1853-1909), Shalom Aleykhem (1859-1916), Yitskhak Laybush Peretz (18521915), Yakov ou Yankev Prizament (1885-1923), ou encore Shlomo ou Shloyme Prizament (1889-1973) dont il savait par cœur des poèmes entiers : cependant les sources qui l'ont le plus inspiré sont sans doute les Saintes Ecritures, les Psaumes ou la littérature rabbinique. En parcourant ses cahiers je me suis aperçu que la passion d'écrire existait chez lui depuis bien longtemps car j'ai trouvé des écrits qu'il avait composés dès l'âge de 18 ans. A travers sa prose on découvre le croyant confiant, plein d'esprit, de lucidité et de clairvoyance, bien que les événements qu'il vivait en ce moment étaient désespérants et tragiques.
L'écriture de mon père est régulière, harmonieuse et esthétiquement belle, parfois difficile à déchiffrer mais jolie, agréable à regarder et intéressante à lire. Dans un des carnets, en première page, figure un avertissement daté de 1944 qui stipule que ses écrits sont sa propriété propre et qu'il n'autorise personne à les recopier. Pourtant les poèmes composés à l'occasion d'anniversaires ou d'événements particuliers concernant ses enfants ou la famille ou des amis avaient une destination précise puisqu'ils étaient dédicacés à l'un ou l'autre, par exemple un poème adressé à ma sœur Loli lors de son arrestation par la police française. Mon père chante sa joie de la retrouver relâchée et libérée et à cette occasion il rend grâce à l'Éternel.
Ces écrits représentent un témoignage émouvant qui laisse entendre une voix qui était condamnée au silence, cette voix si longtemps occultée durant plus de 60 ans retrouve aujourd'hui une résonnance ressuscitée, un souffle et une vie nouvelle pour faire réentendre sa voix. Je pense que c'est pour moi un devoir de m'acquitter de cette mission, redonner vie à ces écrits. Je ne pense absolument pas trahir la volonté de mon père en diffusant dans la famille et auprès de mes proches amis le contenu de ces livrets demeurés maintenant plus d'un demi-siècle endormis.
J'avais 14 ans lorsque j'ai perdu mon père. Les ruines et les cendres de la guerre fumaient encore, tout était détruit et on découvrait chaque jour davantage l'étendue de la Catastrophe.
A la Libération mon père contracta une maladie qui sans doute fut la conséquence d'une existence de privations et de précarité. Fuyant de cachette en cachette, la peur au ventre à chaque instant, angoissé, isolé pendant de longues journées sans nouvelle de l'extérieur tout cela a accéléré le processus de sa dégradation physique laissant à la maladie gagner du terrain. C'est le 16 novembre 1946 au petit matin que j'ai couru annoncer à ma grande sœur Rose que notre père venait de nous quitter. Avec la mort de mon père à ce moment je ne me suis pas très bien rendu compte de ce qui m'avait été enlevé, de ce que je venais de perdre.
Mon père m'a appris à ne pas perdre mon temps, à consacrer chaque instant à l'étude. Il a eu à cœur de m’instruire et m'a consacré beaucoup de son temps, payant de nombreux professeurs privés pour ma formation juive et hébraïque moderne et m'achetant des livres qui étaient rares à cette époque. Ma langue maternelle — le yiddish — a bercé ma tendre enfance. Les berceuses et les chansons que mon père et ma mère m'ont chantées dès mon berceau ont rythmé d'une douce musique les premiers pas de mon existence ; j'adorais les histoires que mon père me lisait ou me racontait. La pratique religieuse quotidienne dans laquelle j'ai été élevée est restée déposée dans le tréfonds de mon âme. L'optimisme de mon père et son humour facilitaient la vie, la réconfortait. Sa compagnie était recherchée car il avait toujours un mot d'esprit pour remonter le moral de son entourage ou une bonne histoire à raconter faisant ainsi oublier la tragédie qu'on était en train de vivre.
A Lemberg mon grand-père paternel avait confisqué à son fils des livres considérés comme modernes se situant dans la mouvance de la haskala. A Nancy, notre bibliothèque est restée sur place, dans l'exode seuls quelques livres religieux et d'exégèse furent emportés. Mon père était un grand lecteur de la littérature yiddish mais aussi allemande et il lisait également les auteurs hébraïques contemporains tels H.N.Bialik, Mendélé Mohker Seforim
Sioniste militant, son cœur était tourné vers la terre d'Israël. A la maison nous étions abonnés à plusieurs journaux yiddish de tendance sioniste et religieuse. Mon père, homme de conviction, était convaincu de l'importance de la culture juive couplée avec la religion qui pour lui constituait notre identité. Déclarant un jour à mon père que je me sentais Français j'ai reçu de sa part la plus vive réprimande de ma vie, par la suite je n'ai pas insisté dans cette affirmation. Emigrés nous l'étions déjà à Nancy mais ici à Limoges nous le ressentions encore davantage. A Limoges les organisations sionistes comptaient beaucoup plus de Juifs émigrés que de Juifs français et je pense que la situation de réfugiés, au lieu de ralentir cet engagement, l'exaltait plutôt. A Limoges mon père dirigeait les bureaux du KKL, il assistait régulièrement aux différents congrès du mouvement sioniste.
A la Libération mon père a écrit des lettres à la Croix Rouge internationale pour essayer de retrouver des traces de la famille restée en Pologne. Il s'adressa également à des organisations juives mais sans aucune réponse. De mon grand-père Moyses Hochner à Lemberg nous avions encore reçu du courrier à Limoges en l'année 1941, depuis plus jamais nous n'avons eu de ses nouvelles, ni retrouvé des traces de son existence ni de celle de ses nombreux frères et sœurs, ni de leurs enfants. Après le décès de mon père, ma mère est restée désemparée et a dû affronter l'adversité avec trois filles et un garçon muri avant l'âge. En cet hiver 1946 soutenu par mon oncle Srouël Glasberg nous avons raccompagné mon père au cimetière de l'Adath Israël à Strasbourg. La cérémonie achevée, je suis retourné endeuillé pour retrouver à Limoges ma mère et mes soeurs. Avant de quitter Limoges avec le cercueil pour les funérailles, une cérémonie d'hommage très émouvante lui fut rendue devant la synagogue où il avait si souvent occupé la place d'officiant et assuré les offices des grandes fêtes. Tous ces événements sont restés à jamais inscrits dans ma mémoire.
Pour terminer cette brève introduction je voudrais rappeler le souvenir de ma femme Germaine Choulamith dite Buchette, trop tôt disparue, qui souhaitait vivement voir imprimer des écrits de mon père », ce qu’elle n’a pas eu le bonheur de voir réalisé. Aujourd’hui, au moment d’accomplir cet acte de mémoire et de souvenir, elle serait certainement très contente. Après la disparition de mon père, ma mère ne s’est jamais vraiment remise. Ma mère était une femme juive très pratiquante, pure, sensible et délicate ; peut-être même naïve, ma mère a donné à tous ses enfants beaucoup d’amour et montré un comportement exemplaire. Que sa mémoire soit bénie. Le souvenir de mon père et de ma mère, maintenant réunis pour l’éternité, demeure pour moi un exemple de couple harmonieux. C’est pour moi une grande fierté mais en même temps un devoir filial que de pouvoir redonner à mon père un souffle et une voix qui ne resteront pas silencieux.
Que mes enfants et petits enfants apprennent leur origine, de qui ils sont les descendants, qu’ils sachent que leur grand-père, leur grand-mère et arrière-grand-père étaient des " menschen » à part entière, respectés et aimés.
Je dédicace ce travail à mes sœurs, à mes enfants et à ma femme.
Remerciements
Tout d'abord je voudrais présenter mes remerciements à Mademoiselle Deborah Dhery pour la patience et sa gentillesse à mon égard et l'efficacité de ses connaissances en informatique qu'elle a mis si aimablement à ma disposition.
C'est avec reconnaissance que je remercie Hannelore Szpirglas pour l'aide précieuse qu'elle m'a apportée pour la réalisation de ce recueil. Elle a déchiffré, transcrit en phonétique et traduit en français les cahiers de mon père. Elle a visité et consulté les bibliothèques et encyclopédies de la littérature yiddish pour retrouver les références dont mon père semble s'être inspiré. Hannelore a toujours été disponible pour me recevoir, m'éclairer et m'encourager afin que cette publication puisse voir le jour. Dans sa maison c'est toujours avec amabilité et gentillesse qu'elle m'a reçu, et son époux Philippe par ses connaissances a collaboré avec nous.
Mes enfants, Isi, Simone, Michel, Nicole et Jacky sans exception ont collaboré à ce travail. Simone a traduit une partie des écrits en hébreu, mais c'est Nicole qui a assuré l'essentiel de l'ouvrage par ses traductions, ses conseils, ses corrections, son travail à l'ordinateur. Elle a été en permanence au coeur de cette réalisation. A tous je déclare sincèrement mon attachement, toute mon affection et ma gratitude.
Tout au long de ce défrichement pour rendre accessible et compréhensible les écrits de mon père, ma femme Germaine trop tôt disparue était présente et à mes côtés. Elle avait toujours souhaité voir publier ces témoignages et cette poésie pour la mettre à la portée de ma famille. La personnalité et la mémoire de mon père seront ainsi connues au cours de cette époque spécialement catastrophique de l'histoire juive.
Henri Hochner
1er Nissan 5770 (16 Mars 2010)
Jérusalem