La communauté de Limoges au temps de guerre

Témoignage d'Henri Hochner pour Yad Vashem, 2013 (en hébreu) © Yad Vashem

première partie

2ème partie

3ème partie

Kahal fun limozh in driegstayten
La communauté de Limoges au temps de guerre
Extraits de La voix de mon père - carnets d'Isidore Hochner, publiés par Henri Hochner et traduits par Hannelore Szpirglas

La traduction en yidisch et en hébreu des textes ci-dessous se trouve dans le livre joint, pp. 57 à 79

La maison numéro 18 (5)

1
Ecoutez a mayse, yidelekh
Ça vaut la peine de l'écouter
Comment vivent nos chers frères
Mais il faudrait ne pas les gêner.
2
Tous, vous pouvez en être sûr,
Cette histoire n'est pas inventée.
Les personnes, vous-même, vous les connaissez
Jour et nuit vous avez vécu avec eux.
3
Une maison au nom dix-huit
Sûrement, vous la connaissez très bien.
Commercer, habiter, rire et geindre
En cela vous reconnaissez aussitôt le yid.
4
La maison est partagée en deux
Le bas et le haut.
Dans l'entrée, presque dehors, les cabinets
Une odeur, à peine croyable.
5
En bas, un grand magasin
Tout ce qu'on peut s'imaginer, c'est là.
Mais pour les prix,
Il y a de quoi être malade.
6
Chaussures et ferf sèches
Vous en trouvez n'importe quand
Huile et bouillons-cubes casher
Cigarettes et tabac, toujours prêts.
7
Pain, farine et graisses
Ce que vos cœurs désirent
Gâteaux, plaques de chocolat
On ne reçoit pas gratuitement.
8
Pas ordinaire ce soykher
Instruit, intelligent et pieux
Il chante un beau "ato zoykher"
Et les noshim  il les regardent droit dans les yeux.
9
Dans les affaires communautaires, il brasse tout
Ce dont les juifs ont besoin
Il collecte l'argent et fait faire
Creuser une nouvelle mikwe.
10
Ça c'est notre yid
De la maison numéro dix-huit
Dont le magasin s'épanouit
Cependant il n'est pas en train de geindre.
XI
Et puis il y a une fille et un gendre
Avec des petits enfants, de vraies perles
Et un fils, c'est à l'envier
De faire partie de la famille.
XII
Que ces gens soient honnêtes
Une fois pour toutes, c'est évident
Si c'est dangereux, ils ne traitent pas
Ça c'est du marché noir.
XIII
Quand on n'a pas de livres anglaises
C'est vraiment très dur
Eh bien, on s'arrange par en dessous
Avec du fromage et du beurre frais.
XIV
(Que ce soit un secret qu'on est ici,
Bien sûr. On a un goy dans la maison, [rayé])
Le magasin s'épanouit d'heure en heure
Bien qu'on ait un goy comme voisin
Et puis, il y a un gendre ici
Faites-lui confiance, il ira le voir.
XV
Dans la deuxième partie de la maison
Au 2ème (6) étage
Il vous saute aux yeux
Que vous êtes à "Shnipitshok" (7).
XVI
La pièce commune désespérément petite
En revanche la mishpokhe est grande,
keyn eynhore
Comment tout ça peut entrer
Seul Dieu en a le secret.
XVII
Tout d'abord vient le père
Un yid, ayant déjà beaucoup vécu
Il parle un peu nasillard
Mais dans la tête, tout ce qu'il y a de clair.
XVIII
La mère c'est la gentillesse en personne
Mais pieuse, à en mourir
Quand elle commence avec sa frimkayt
C'est à en perdre connaissance
XIX
2 filles qu'elle a, des élégantes,
Modernisées avec de la culture
Socialement absolument intéressantes
Voire, on se teint la chevelure.
XX
Le gendre a la langue bien pendue
Il n'a pas à avoir peur
Il n'est pas un garçon stupide
Il sait très bien passer "la pommade" [flatter].
XXI
(Brusquement, quel effroi les rots’him
sont arrivés
[rayé])
Brusquement, oy, un fracas dans la maison
Les rots’him sont arrivés
On ne laisse ni entrer ni sortir
On a pris beaucoup de gens.
XXII
Un yid avait un peu de skhoyre
Cachée dans un petit coin
Les rots’him, sans aucune moyre,
Aussitôt ont reniflé ce petit coin.
XXIII
Jusqu'à sa dernière chemise on lui a dérobé
Et tout ça, rien que
Parce qu'il ne s'est pas permis
D'être un soykher du marché noir.
XXIV
Ce n'est pas pour spéculer en Bourse
Que se trouvait là la skhoyre
Mais quand finira la guerre
Et qu'il recouvrera le droit de commercer.
XXV
Non mais vraiment, n'a-t-il donc rien
d'autre à faire ce soykher,
Avec sa sensibilité si raffinée,
Que de courir médire de ce yid
Chez son voisin goy ?
XXVI
"Vous savez, pourquoi ils sont venus ?"
A-t-il expliqué au goy,
"Parce que chez un quidam on a trouvé de la skhoyre,
Alors maintenant, tout le monde est arrêté."
XXVII
Et voilà, cette mayse est arrivée
Hélas, il y a vraiment de quoi se lamenter
Comment la frime mishpokhe  s'est comportée
Dans la maison au faste numéro dix‑huit (8)
Quelqu'un qui souffre
[Dans les temps de paix il n'y avait pas de juifs ici et s'il y en avait quelques-uns, la phrase est rayée]

Avant la guerre, ici, on n'a rien su des juifs.

Il y avait juste quelques familles juives, polonaises et turques, la plupart détaillants, mais très éloignés du judaïsme (de la yidishkeyt), de la religion en particulier.

La guerre est arrivée et a amené ici des juifs de tous les coins du pays, pour la plupart des Juifs alsaciens et ensuite des Juifs polonais. Des juifs de toutes sortes. Et avec les Juifs alsaciens sont venus aussi tous les fonctionnaires de la vie religieuse, le klekoydesh : en plus d'un très bon rabbin, sont venus aussi un khazen, un moyel, un shoykhet et, ça va de soi, même un président il n'a pas manqué.

Et une, deux, trois, une communauté juive est née, a kehile, avec toutes les choses importantes. Et, de plus, chez les Juifs alsaciens, il y a quelques orthodoxes stricts. On a ouvert une shul et même un Séminaire et une mikve. Tout ça aurait pu être beau et bon, mais il y a un problème, a tsore. Qu'y a-t-il ? Il y a aussi des Juifs polonais et chez eux aussi, des juifs très pieux et les Juifs polonais ont aussi leurs propres klekoydesh, pas de rabbin, [aussi en plus d'un rov, est rayé], mais simplement des bons juifs. Ils veulent faire shaleshudes, le troisième repas du shabbat pour eux-mêmes et avant qu'on s'en rende compte, déjà on mène le combat. Bien sûr, pas avec colère, 'holilé, mais non, seulement comme ça, par derrière. [Comme ça, polonais, est rayé]. Des Juifs alsaciens argumentent et affirment "on a reçu des droits, mais seulement pour nous Juifs alsaciens et vous, vous devez rester ensemble avec nous, car les Juifs polonais ont été déclarés étrangers (1)  et pour cette raison on doit fermer la bouche et se taire".

D'ailleurs, il y a quatre ans, on n'avait pas trouvé, chez les Juifs polonais, une telle autorité, qui pourrait exercer afin de permettre aux Juifs polonais d'avoir une petite kloyz, un petit local de prière spécialement pour eux. Sof-kol-sof, finalement, on est tombé d'accord, grâce à notre rabbin qui est vraiment un être humain honnête et on a donné aux Juifs polonais un petit endroit pour qu'ils puissent célébrer pour eux-mêmes.

Entre-temps le kibets, la communauté juive s'est agrandie et, par chance, on a pu ouvrir encore une shul, et ainsi, pour les yomimnero'im [roshéshone yomkiper est rayé] il y avait dans notre ville pas moins de cinq shuln [minyonim est rayé].

Bientôt les persécutions, les gzeyres ont commencé à toucher les têtes juives. Les juifs ont cessé de recevoir l'assistance municipale.

Bien sûr, les premiers ont été les Juifs polonais, ensuite sont arrivées les restrictions commerciales, ensuite est arrivé le marquage des papiers, et ensuite on a reçu des administrateurs dans les commerces. D'abord ce furent ceux de 36 (2). On a arrêté, traîné et déporté notre kehilé. La détresse n'a plus quitté les Juifs et la terreur est devenue pire d'heure en heure. Des comités se sont créés. On a apporté tout le soutien possible.

Et après ont commencé des gzeyres, des persécutions d'une toute autre sorte. Jusqu'à peysekh, on pouvait encore trouver des moyens pour s'arranger, mais ensuite c'est devenu encore plus amer. Ils arrêtaient des gens, les obligeaient à sortir de leurs habitations et les emmenaient comme des criminels, plus d'un mis en chaîne. Ils ont fait des arrestations dans les rues. Sans tenir compte de l'âge, de la santé, ils ont arrêté des gens et ils les ont dépouillés de leurs biens.

Pourtant il y avait encore toujours la porte ouverte chez le rabbin, bien qu'il ne puisse pratiquement plus grand-chose pour aider et tout de même c'était une consolation. On va entrer chez le rabbin pour écouter ce qu'il va dire. La maison chez lui était toujours remplie des gens malheureux, qui étaient arrivés chez lui de tous les petits coins jusqu'à ce que le rabbin devienne aussi leur victime, leur korben (3).

Et il y avait encore un juif, il était de Nancy (4) qui a beaucoup fait pour alléger la souffrance juive. Mais dans les minutes les plus difficiles, il était obligé d'abandonner son travail et de prendre la fuite car il était très recherché.

Et ainsi, d'une grande kehilé yiden, il n'est resté dans la ville, qu'une adresse. Il n'existe pas une habitation, où un juif pourrait oser s'asseoir ouvertement. On se cache dans les greniers et dans les caves.

Et on reste assis et on attend. On espère. Beaucoup sont obligé de sortir de leurs petits trous cachés pour courir dans les rues pour chercher quelqu'un des comités afin de recevoir quelques francs pour pouvoir acheter du pain. Beaucoup courent dehors dans la rue pour écouter tout autour, ce qui est arrivé à leurs enfants et qui a entendu quelques nouvelles. Le temps pour pouvoir bouger est limité. Il y a des quartiers entiers de la ville où il est interdit d'aller entre sept heures le soir jusqu'à dix heures le matin. Ainsi a dépéri une communauté juive, un yidisher kibets, qui avait fleuri dans cette ville.

Yidishé heymen, des foyers juifs ont été déchirés. Il y avait un grand nombre de juifs qui menait une vie juive orthodoxe stricte et aujourd'hui qu'il n'y a pas de shoykhet, il n'y a plus de vie juive collective. Chaque minute, on a peur qu'il arrive une nouvelle gzeyre. Malgré tout cela, vit très fort chez chacun la foi, le bitokhen que bientôt ­ bientôt - bientôt arrivera le grand secours et on pourra respirer librement.

Quand ?

Lexique

  • "ato soykher" : "ata zokher ma'assé ‘olam !.." "Tu te rappelles les événements du passé !...".
    La bénédiction des zikhronoth est une des bénédictions de l'office du nouvel an juif
  • casher : aliments pouvant être consommés par des juifs
  • ferf : pâtes alimentaires en petits carrés.
  • frimé mishpokhé : pieuse famille
  • frimkayt : dévotion
  • gzeyres : persécutions
  • 'holilé : Dieu préserve !
  • kehile : communauté
  • kehilé yiden : communauté juive
  • keyn eynhore : que le mauvais œil soit écarté
  • khazen : chantre, ministre officiant
  • klekoydesh : asministrateurs de la communauté
  • mayse : histoire, conte, récit
  • mikve : bain rituel
  • mishpokhe : famille
  • moyel : circonciseur
  • moyré : peur, appréhension
  • nochim : femmes
  • peysekh : Pessa'h
  • rots’him : assassins (hébreu)
  • hoykhet : boucher chargé de l'abattage rituel
  • shul : synagogue
  • skhoyré : marchandise
  • soykher: marchand, commerçant
  • yid : juif
  • yidelekh : juifs (affectueux)
  • yomimnero'im : jours de pénitence qui séparent les fêtes de Rosh Hashana et de de Yom Kipour

Notes :

  1. Dans le texte original le mot "étrangers" est écrit "étranger" en caractères hébraïques.
  2. "Ce sont d'abord les Juifs étrangers qui subissent la rigueur des nouveaux maîtres. Le 27 Août 1942 commence une grande persécution qui frappe tous les Juifs étrangers venus en France après 1936. La police de Vichy les arrête pour les interner au camp de Nexon" (La Communauté de Strasbourg-Limoges (1939-1944) par Lazare Landau).
  3. Il s'agit du rabbin Abraham Deutsch, qui sera lui aussi arrêté et torturé à la fin de la guerre.
  4. Les initiales en lettres hébraïques sont très difficiles à déchiffrer, éventuellement  מ, י, שט ou מ, י, שם.Il est sans doute question d'un grand responsable de la communauté de Nancy, peut être Monsieur Yiddle Spielmann qui s'est beaucoup investi en faveur des juifs d'origine polonaise comme il l'avait déjà fait à Nancy.
  5. Il s'agit d'un immeuble situé à Limoges au numéro 18 de la rue des Grandes Pousses. De très nombreuses familles juives y habitaient dont mon oncle Srouel Glasberg. Les familles Eiseinberg, Sheinfeld, Sheinbach etc. Mon oncle habitait au premier étage. Dans l'entrée il y avait des sanitaires communs et il existait une cour par derrière où à un moment donné on élevait une chèvre qui par la suite a servi de nourriture. Mon père s'est rendu une fois dans cette maison alors que les Allemands étaient en train d'arrêter les juifs mais par miracle il a pu échapper à l'arrestation en se tendant précisément aux toilettes situées à l'entrée du couloir commun (note d'Henri Hochner).
  6. Écrit en chiffres dans le texte original, probablement pour aller plus vite, voir également la strophe XIX.
  7. Shnipishok : nom d'un faubourg de Vilnius devenu paradigme de provincialisme.
  8. Dix-huit : en hébreu il existe une notation des nombres qui utilisent les lettres. 18 correspond à   חי (hay) qui signifie "la vie" ; c'est donc un des nombres "porte- bonheur". De plus le shmoney eshre (les 18 bénédictions) est également le nom d'une prière quotidienne importante.

 judaisme alsacien Personnalités
© A . S . I . J . A .