Adolphe Franck et la Kabbale


Page de garde d'une édition du Zohar
Le professeur Moshe Idel écrira en 1988 qu'Adolphe Franck, avec son ouvrage La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux (1843) a contribué à la connaissance de la Kabbale dans l'Europe moderne plus que ne l'a fait aucun autre chercheur avant les traveaux de Gershon Scholem.

Dans une conférence prononcée en 1839 (quatre ans avant la parution de son ouvrage) et intitulée Mémoires sur la Kabbale, Franck ouvre ainsi ses propos :
"Une doctrine qui a plus d'un point de ressemblance avec celles de Platon et de Spinoza ; qui, par sa forme, s'élève quelque fois jusqu'au ton majestueux de la poésie religieuse ; qui a pris naissance sur la même terre et à peu près dans le même temps que le christianisme ; qui, pendant une période de douze siècles, sans autre preuve que l'hypothèse d'une antique tradition, sans autre mobile apparent que le désir de pénétrer plus intimement dans le sens des livres sains, s'est développée et propagée à l'ombre du plus profond mystère, voilà, Messieurs, ce que l'on trouve dans la Kabbale."
Et il ajoute, plus loin : " La Kabale, quoiqu'elle forme un système complet sur les choses de l'ordre spirituel et moral, n'est cependant ni une philosophie, ni une religion".

Selon Franck, toute l'histoire de l'humanité montre que toutes les vérités sur la nature de l'homme et de l'univers ont leur origine non pas dans la raison humaine, mais dans une "puissance" universelle connue comme "religion" ou "révélation". Ce pouvoir est essentiellement Un, mais se manifeste différemment selon les conditions changeantes de temps et d'espace. Il se manifeste de trois manières différentes : comme orthodoxie, comme théologie rationnelle ou philosophie, et comme mysticisme.

Dans le contexte juif, le mysticisme a pris deux formes : le judaïsme hellénisé, représentée par Philon d'Alvexandrie, et la Kabbale. Il décrit la Kabbale comme :
(...) Un système vraiment original, vraiment grand, qui ne ressemble pas à d'autres systèmes, qu'ils soient religieux ou philosophiques, à l'exception du fait qu'il provient de la même source, qu'il a été provoqué par les mêmes causes, et répond aux mêmes besoins, en un mot, par les lois générales de la esprit humain.

La Kabbale est peut être un phénomène spécifiquement juif, mais sa source première et son essence sont universelles. Quant à sa manifestation dans la culture juive, Franck la réduit à deux seuls livres : le Zohar et le Sepher Yetzirah.

Franck dénie l'importance de Isaac Luria, qui selon lui n'est pas un kabbaliste sérieux, mais un esprit sans originalité qui donne libre cours à "ses propres rêveries, véritables songes d’un esprit malade", dont les écrits sont "insupportables", et dont "un homme en jouissance de sa raison ne soutient pas la lecture".

L'interprétation faite par Franck du Sepher Yetzirah et du Zohar reflète sa préoccupation dominante de réduire la Kabbale à un "système" métaphysique. Il, établit à plusieurs reprises des parallèles avec Spinoza et les philosophes de l'idéalisme allemand.
Il écrit par exemple que les kabbalistes
"auraient pu dire aussi comme un philosophe moderne issu de leur race : Omnia, quamvis diversis gradibus, animata tamen sunt ("tous [les individus] quoiqu'à des degrés divers, sont cependant tous animés" (Spinoza, Ethique II prop. 13 scolie)"

Il résume ainsi la métaphysique kabbalistique :

"La croyance en un Dieu créateur distinct de la nature (…) qu'ils remplacent par l'idée d'une substance universelle qui est en fait infinie, toujours active, toujours pensante, qui est la cause immanente de l'univers, mais qui n'est pas englobée dans l'univers, une substance pour laquelle (…) créer n'est rien d'autre que penser, exister et se développer soi-même. Au lieu d'un pur monde matériel, distinct de Dieu, émergeant à partir de rien et destiné à revenir au néant, [la Kabbale] pose d'innombrables formes sous laquelle la substance divine se développe et se manifeste selon les lois immuables de la pensée." (pp.193-194)

La valeur et l'originalité de la Kabbale pour Franck se trouvent entièrement dans cette philosophie, et certainement pas dans ses techniques exégétiques : les procédures pour permuter les lettres et chiffres qui allaient devenir le centre de la perspective d'Eliphas Lévi sont rejetées par Franck comme une série de manipulations bizarres, sans importance profonde. Il s'agit simplement de "l'enveloppe brute de laquelle les kabbalistes revêtent leurs idées originales et profondes".

Au sujet des origines de la Kabbale, Franck investit sa grande érudition pour prouver que le Zohar n'a pas été écrit par Moïse de Léon, "un rabbin obscur du 13ème siècle" et "un misérable charlatan" : au contraire, au moins le cœur de la métaphysique essentielle
du Zohar doit le faire remonter aux premiers siècles, et même plus tôt encore. Il faut noter que, même si une telle opinion a été définitivement mise au rebut par la recherche depuis les travaux de Scholem (Les grands courants de la Kabbale – 1946), elle était encore très admise et même dominante à l'époque. Il semble que sur ce sujet, Franck a été influencé par les traveaux de son contemporain, l'historien du judaïsme Heinrich Graetz.

 
Page de garde du Sepher Yetsirah
Dans l'avant-propos qu'il rédige pour la réédition de 1889, Franck réaffirme fermement les origines antiques à la fois du Zohar et du Sepher Yetzirah. En référence à certaines publications récentes, il est amené à croire que leur origine est encore beaucoup plus ancienne :
"Mais, en regardant au fond du livre plutôt qu'à la forme, et en cherchant des analogies dans les plus anciens produits du gnosticisme, je ne doute pas qu'on puisse remonter beaucoup plus haut. Est-ce que les nombres et les lettres auxquels se ramène tout le système du Sepher Yetzirah ne jouent pas aussi un très grand rôle dans le pythagorisme et dans les premiers systèmes de l'Inde ? Nous avons la rage aujourd'hui de vouloir tout rajeunir, comme si l'esprit de système et surtout l'esprit mystique n'étaient pas aussi anciens que le monde et ne devaient pas durer autant que l'esprit humain."

Il n'était pas rare de faire valoir que la Kabbale avait eu des origines non-juives. Par exemple, Jacob Brucker (1696 -1770), le père de l'histoire de la philosophie, qui a dominé la discipline tout au long du 18ème siècle et dont l'influence s'est exercée loin dans le 19ème siècle, situait la Kabbale dans l'ancienne Égypte. Adolphe Franck, dans la partie finale de son ouvrage, consacre plusieurs chapitres à une comparaison de la kabbale avec Platon, le néo-platonisme (l'"école d'Alexandrie"), Philon d'Alexandrie, le christianisme, et enfin les Chaldéens et les Perses. Comparaison qui se révèle négative pour tous, excepté pour ces derniers, car il termine en établissant une "ressemblance parfaite" entre tous les éléments essentiels de la Kabbale et les principes métaphysiques du zoroastrisme. Sa référence est la célèbre édition du Zend Avesta, établie par Anquetil-Duperron en 1771.
Franck souligne toutefois, que les origines persanes/zoroastriennes de la Kabbale n'ont pas fait des kabbalistes de simples imitateurs serviles: au contraire, ceux-ci ont significativement amélioré le zoroastrisme en plaçant ses principes dans le nouveau contexte du monothéisme :

"Le cadre, la structure extérieure de la Zend Avesta demeure, mais le fondement a changé complètement de nature, et la kabbale nous offre (…) un curieux spectacle : celui d'une mythologie progressant vers le stade de la métaphysique, sous l'authentique influence du sentiment religieux.."

Franck considère ces sentiments religieux comme secondaires par rapport à la vraie essence de la Kabbale. Son véritable objet est de déjouer les pièges de la théologie juive et de montrer son "vrai visage" comme un produit naturel de l'esprit humain, car c'est seulement ainsi qu'il sera en mesure d' "entrer dans l'histoire de la philosophie et de l'humanité". En fin de compte, la valeur durable de la Kabbale pour Franck n'est pas sa manifestation juive spécifique, mais son essence universelle, qui coïncide avec la métaphysique idéaliste à laquelle il adhère lui-même.

Table des matières de La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux
PREMIERE PARTIE
Chapitre I. Antiquité de la kabbale.
Chapitre II. Des livres kabbalistiques. - Authenticité du Sepher ietzirah
Chapitre III. Authenticité du Zohar.
DEUXIEME PARTIE
Chapitre I. De la doctrine contenue dans les livres kabbalistiques. Analyse du Sepher ietzirah
Chapitre II. Analyse du Zohar. Méthode allégorique des kabbalistes.
Chapitre III. Suite de l'analyse du Zohar. Opinion des kabbalistes sur la nature de Dieu.
Chapitre IV. Suite de l'analyse du Zohar. Opinion des kabbalistes sur le monde.
Chapitre V. Suite de l'analyse du Zohar. Opinion des kabbalistes sur l'âme humaine.
TROISIEME PARTIE
Chapitre I. Quels sont les systèmes qui offrent quelque ressemblance avec la kabbale. Rapports de la kabbale avec la philosophie de Platon.
Chapitre II. Rapports de la kabbale avec l'école d'Alexandrie.
Chapitre III. Rapports de la kabbale avec la doctrine de Philon.
Chapitre IV. Rapports de la kabbale avec le christianisme.
Chapitre V. Rapports de la kabbale avec la religion des Chaldéens et des Perses.
APPENDICE
I. La secte kabbalistique des nouveaux 'hassidim
II. La secte des zoharistes ou antithalmudistes.
L'ouvrage peut être lu du Google Books à l'adresse suivante :
http://books.google.co.il/books?id=J94DAAAAQAAJ&printsec=frontcover&hl=iw&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

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