Dans une conférence prononcée en 1839 (quatre ans avant la parution de son ouvrage) et intitulée Mémoires sur la Kabbale, Franck ouvre ainsi ses propos :
"Une doctrine qui a plus d'un point de ressemblance avec celles de Platon et de Spinoza ; qui, par sa forme, s'élève quelque fois jusqu'au ton majestueux de la poésie religieuse ; qui a pris naissance sur la même terre et à peu près dans le même temps que le christianisme ; qui, pendant une période de douze siècles, sans autre preuve que l'hypothèse d'une antique tradition, sans autre mobile apparent que le désir de pénétrer plus intimement dans le sens des livres sains, s'est développée et propagée à l'ombre du plus profond mystère, voilà, Messieurs, ce que l'on trouve dans la Kabbale."
Et il ajoute, plus loin : " La Kabale, quoiqu'elle forme un système complet sur les choses de l'ordre spirituel et moral, n'est cependant ni une philosophie, ni une religion".
Selon Franck, toute l'histoire de l'humanité montre que toutes les vérités sur la nature de l'homme et de l'univers ont leur origine non pas dans la raison humaine, mais dans une "puissance" universelle connue comme "religion" ou "révélation". Ce pouvoir est essentiellement Un, mais se manifeste différemment selon les conditions changeantes de temps et d'espace. Il se manifeste de trois manières différentes : comme orthodoxie, comme théologie rationnelle ou philosophie, et comme mysticisme.
Dans le contexte juif, le mysticisme a pris deux formes : le judaïsme hellénisé, représentée par Philon d'Alvexandrie, et la Kabbale. Il décrit la Kabbale comme :La Kabbale est peut être un phénomène spécifiquement juif, mais sa source première et son essence sont universelles. Quant à sa manifestation dans la culture juive, Franck la réduit à deux seuls livres : le Zohar et le Sepher Yetzirah.
Franck dénie l'importance de Isaac Luria, qui selon lui n'est pas un kabbaliste sérieux, mais un esprit sans originalité qui donne libre cours à "ses propres rêveries, véritables songes d’un esprit malade", dont les écrits sont "insupportables", et dont "un homme en jouissance de sa raison ne soutient pas la lecture".
L'interprétation faite par Franck du Sepher Yetzirah et du Zohar reflète sa préoccupation dominante de réduire la Kabbale à un "système" métaphysique. Il, établit à plusieurs reprises des parallèles avec Spinoza et les philosophes de l'idéalisme allemand.Il résume ainsi la métaphysique kabbalistique :
La valeur et l'originalité de la Kabbale pour Franck se trouvent entièrement dans cette philosophie, et certainement pas dans ses techniques exégétiques : les procédures pour permuter les lettres et chiffres qui allaient devenir le centre de la perspective d'Eliphas Lévi sont rejetées par Franck comme une série de manipulations bizarres, sans importance profonde. Il s'agit simplement de "l'enveloppe brute de laquelle les kabbalistes revêtent leurs idées originales et profondes".
Au sujet des origines de la Kabbale, Franck investit sa grande érudition pour prouver que le Zohar n'a pas été écrit par Moïse de Léon, "un rabbin obscur du 13ème siècle" et "un misérable charlatan" : au contraire, au moins le cœur de la métaphysique essentielle
du Zohar doit le faire remonter aux premiers siècles, et même plus tôt encore. Il faut noter que, même si une telle opinion a été définitivement mise au rebut par la recherche depuis les travaux de Scholem (Les grands courants de la Kabbale – 1946), elle était encore très admise et même dominante à l'époque.
Il semble que sur ce sujet, Franck a été influencé par les traveaux de son contemporain, l'historien du judaïsme Heinrich Graetz.
Page de garde du Sepher Yetsirah |
Il n'était pas rare de faire valoir que la Kabbale avait eu des origines non-juives. Par exemple, Jacob Brucker (1696 -1770), le père de l'histoire de la philosophie, qui a dominé la discipline tout au long du 18ème siècle et dont l'influence s'est exercée loin dans le 19ème siècle, situait la Kabbale dans l'ancienne Égypte. Adolphe Franck, dans la partie finale de son ouvrage, consacre plusieurs chapitres à une comparaison de la kabbale avec Platon, le néo-platonisme (l'"école d'Alexandrie"), Philon d'Alexandrie, le christianisme, et enfin les Chaldéens et les Perses. Comparaison qui se révèle négative pour tous, excepté pour ces derniers, car il termine en établissant une "ressemblance parfaite" entre tous les éléments essentiels de la Kabbale et les principes métaphysiques du zoroastrisme. Sa référence est la célèbre édition du Zend Avesta, établie par Anquetil-Duperron en 1771.
Franck souligne toutefois, que les origines persanes/zoroastriennes de la Kabbale n'ont pas fait des kabbalistes de simples imitateurs serviles: au contraire, ceux-ci ont significativement amélioré le zoroastrisme en plaçant ses principes dans le nouveau contexte du monothéisme :
Franck considère ces sentiments religieux comme secondaires par rapport à la vraie essence de la Kabbale. Son véritable objet est de déjouer les pièges de la théologie juive et de montrer son "vrai visage" comme un produit naturel de l'esprit humain, car c'est seulement ainsi qu'il sera en mesure d' "entrer dans l'histoire de la philosophie et de l'humanité". En fin de compte, la valeur durable de la Kabbale pour Franck n'est pas sa manifestation juive spécifique, mais son essence universelle, qui coïncide avec la métaphysique idéaliste à laquelle il adhère lui-même.
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