Les juifs d'Alsace et de Lorraine de 1870 à nos jours
Parution : 31 octobre 2018 ; Albin Michel collection : Présences du judaïsme ; ISBN : 978-2-226-43918-5 ; EAN : 9782226439185 ; format : poche, broché ; 256 pages ; 7,70 € chez l'éditeur


Coeur historique de l'Europe depuis le haut Moyen Age, l'Alsace et la Lorraine constituent un foyer juif plus que millénaire devenu, depuis la Révolution française, un étonnant laboratoire de la modernité. De l'Emancipation à nos jours en passant par la guerre de 1870 et les deux conflits mondiaux, les juifs d'Alsace et de Lorraine ont su se forger une identité distincte, à la fois très particulière et ouverte sur l'universel, qui a exercé une influence décisive sur le judaïsme français.
Aujourd'hui, si les communautés rurales traditionnelles sont en voie de disparition, cette culture entretient fièrement sa spécificité. C'est cette histoire singulière que nous retrace son plus grand spécialiste, le sociologue Freddy Raphaël.

INTRODUCTION
Une société pluricentenaire

La présence juive est attestée en Alsace et en Lorraine depuis le XIIe siècle au moins au sein de ce qui était alors le Saint Empire romain germanique. A travers les siècles, les juifs de ces régions ont su, tantôt dans la tourmente, tantôt dans une relation apaisée avec leur entourage, se frayer une voie qui était résolument du côté de la créativité et de la vie.

L'ouvrage fondateur Zakhor de Yosef Hayim Yerushalmi a mis en relief la volonté de durer, la créativité en exil et l'aptitude au bonheur "malgré tout", des juifs d'Alsace et de Lorraine. Face à la tentation du désespoir "devant tant de souffrances subies, tant d'avenirs bouchés, tant de tentatives d'en finir avec l'identité juive par la conversion, la défection...", l'espoir juif en la rédemption n'a eu de cesse de se reconstruire. Grâce à leur structure familiale et communautaire, leur liturgie et leurs rites, leur langue et leur art populaire, leur cuisine aussi, les juifs d'Alsace et de Lorraine sont parvenus à se relever en ce havre que leurs ancêtres avaient apprivoisé, ainsi qu'en d'autres lieux d'exode, et sur la "terre de la promesse". Ils ont alors compris qu'il est possible de se trouver en même temps idéologiquement en situation d'exil et existentiellement à la maison. Les impératifs religieux et la sociabilité qui en résulte rythment leur perception du temps et de l'espace. L'exil s'est ainsi transformé en un port d'attache sécurisant, dont ils ne veulent plus être chassés : "L'exil représente alors l'exclusion d'un "domicile" que l'on ressent comme définitif, il n'est plus vécu sur le mode eschatologique comme l'exil biblique, la perte de Sion s'efface dans la nuit des temps, même si le rituel en rappelle sans cesse le souvenirs."

Le rattachement à la France et l'émancipation accordée par la Révolution ont favorisé la spécificité d'une vie juive alsacienne et lorraine que même les bouleversements consécutifs à la guerre franco-prussienne de 1870 n'ont pas réussi à ébranler. Mais la Shoah, oeuvre complice des nazis et de Vichy, l'abandon des juifs et leur mise au ban de la nation ont introduit une rupture qui n'est pas cicatrisée. La lettre de Jérémie aux exilés de Babylone (Jérémie 29) qui leur enjoint de participer pleinement et loyalement à la vie de la cité d'accueil, d'y construire des maisons, d'y planter des jardins et d'y fonder des familles a perdu de sa crédibilité. La complicité d'une partie de la France et de l'Alsace-Lorraine avec le bourreau a sapé la confiance. La vie de communautés multiséculaires s'en est trouvée profondément modifiée. Une nouvelle page d'histoire s'est ouverte pour les juifs d'Alsace-Lorraine après la seconde guerre mondiale. On ne reviendra ici que brièvement sur ce qui fut leur condition pendant des siècles et sur les espérances suscitées par l'Émancipation qui ont souvent été traitées. Ce livre couvre surtout un siècle d'histoire mouvementée, de 1870 à 1970.


Les Juifs en Alsace et en Lorraine : Un havre paradoxal
Hervé de Chalendar
Extrait de Saisons d'Alsace n°79, février 2019

En Alsace et en Lorraine, le peuple juif s'est trouvé chez lui. Pourtant, à plusieurs reprises, cette terre d'accueil fut aussi terre de rejet. Ce fut notamment le cas à l'orée de la seconde guerre mondiale. Ce moment clé est au cœur du nouveau livre de Freddy Raphaël, qui détaille l'histoire des Juifs d'Alsace et de Lorraine depuis 1870.

Entre les juifs et l'Alsace et la Lorraine, la relation est singulière: ici, dans les marches de l'Est, le "peuple élu" a trouvé une autre terre d'élection, à tel point qu'il y a créé sa langue, le yeddich-daïtch, le judéo-alsacien, improbable mélange d'hébreu, d'araméen, de dialecte, de roman... "L'Alsace et la Lorraine étaient une sorte de havre, où, en tant que juif, on pouvait être soi et participer, commente le sociologue strasbourgeois Freddy Raphaël. Ici, on n'était plus vraiment en exil, on était "Daheim", "à la maison".

Le problème, c'est que Freddy Raphaël emploie l'imparfait pour évoquer ce moment... C'est que, poursuit-il, "la confiance n'est plus ce qu'elle était". Elle s'est brutalement rompue à la fin des années 30. Dans ces années terribles, ici comme ailleurs, la haine des juifs se réveille, et connaît d'hallucinants accès. Les magasins sont pillés, le restaurant de la Maison Kammerzell ne craint pas d'afficher (en 1938) un panonceau annonçant que "les chiens et les juifs ne sont pas les bienvenus" ("Hunde und Juden unerwünscht"); à partir des années 1920, dans les campagnes, particulièrement dans le Sundgau, prospère le Bauerbund, ligue paysanne, mais surtout ouvertement antisémite.

Cette cassure, le sociologue, né en 1936 et qui a grandi à Phalsbourg, en garde un souvenir intime : il avait trois ans en 1939, quand, brutalement, ses copains non-juifs n'ont plus eu le droit de jouer avec lui. Les années ont filé, mais "la cicatrice est encore là".

Ce moment crucial de la montée vers le cataclysme de la seconde guerre est au cœur du nouveau livre de Freddy Raphaël, qui aborde des aspects peu traités avant lui, comme la question de l'accueil des juifs venus de l'Est de l'Europe et le rôle des mouvements de jeunesse israélites. Mais ce texte inédit (il ne faut pas se fier au format poche, qui fait croire à une réédition) va au-delà de l'entre-deux-guerres : il aborde en détail la période allant de 1870 à nos jours, mais remet aussi cette histoire en perspective en l'embrassant depuis son origine, soit le 12ème siècle au moins. Freddy Raphaël rappelle ainsi que ce judaïsme d'Alsace et de Lorraine a d'abord été urbain, puis rural (après la peste de 1349), puis de nouveau urbain (à partir de l'entre-deux-guerres). Et il redit surtout cette ambivalence : à intervalles réguliers, par un cruel paradoxe, cette terre d'accueil s'est faite terre de rejet.

Ce livre se termine avec l'évocation de deux célèbres statues de la cathédrale, sur son porche sud : l'Église triomphante et hautaine et la Synagogue aux yeux bandés, à la hampe cassée. L'expression, dans le plus beau monument de Strasbourg, d'un antisémitisme chrétien autrefois officiel. Freddy Raphaël cite un ami chrétien qui avait évidemment reconnu l'ignominie de la représentation, mais avait ajouté cette jolie remarque : "Si la Synagogue n'était pas là, l'Église regarderait dans le vide..." Ainsi, ce que raconte Raphaël, c'est l'histoire d'un couple : terrible, mais indissociable.


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