Le Gebia Kesef a pour objet d'expliquer le sens ésotérique de la Torah. Cet ouvrage se distingue du Tirat Kesef et du Masref ha-Kesef, le premier essentiellement méthodologique, le second se définissant comme un commentaire purement littéral du Pentateuque. Le livre de la Genèse constitue le centre d'intérêt du Gebia Kesef et à l'intérieur de la Genèse, les quatre visions dont Abraham fut gratifié.
Au chapitre huitième du Gebia Kesef, Ibn Kaspi se fonde sur l'énoncé talmudique selon lequel "Moïse écrivit son livre et celui de Job" (1) pour affirmer que le livre de la Torah comme celui de Job contient les summum de la philosophie théorique et pratique pinoth philosophia ha-ma'asith we-ha-iyyounith. Il ajoute que cela est particulièrement vrai du livre de la Genèse, ce livre que, d'après lui, les docteurs ont qualifié d'œuvre du Commencement.
Il introduit également dans ce chapitre sa distinction entre deux types d'énoncés :
- Omar Gozer, énoncé catégorique (narratif),
- Omar ve-éno Gozer, énoncé non catégorique (prescriptif). Il ajoute que la distinction du vrai et du faux ne s'applique qu'à la première de ces deux catégories (2).
La trame de la Genèse est tissée de récits et donc d'énoncés narratifs. Reprenant une classification déjà présente dans le Yèssod Mora d'Abraham Ibn Ezra, il discerne trois classes de préceptes : ceux de l'action, de la langue, et du cœur. Pour ce qui est de la Genèse, elle comporte surtout des préceptes du cœur Miswoth libiyoth (3). Le premier verset du Décalogue ainsi que Deutéronome 6:4 sont d'autres exemples de ces préceptes du cœur qui sont donc aux yeux d'Ibn Kaspi les préceptes essentiels. Ces préceptes apparaissent dans la Genèse sous la forme narrative et de récit, ha-kol hou bè-derekh haggadah wè sipour.
C'est au chapitre quatorzième du Gebia Kesef qu'Ibn Kaspi aborde la quatrième vision d'Abraham au cours de laquelle il lui est demandé d'offrir son fils en sacrifice (4).
Notre commentateur précise que celui qui a donné la Torah a écrit ce récit en raison de nombreuses causes finales, ki ha-sibbôth ha-takhlitiôth hem rabboth.
Nous avons là un exemple typique de l'usage de la théorie aristotélicienne des quatre causes, usage qui est une des constantes de l'herméneutique d'Ibn Kaspi
Le Motif de l'Epreuve
Que signifie que Dieu a éprouvé Abraham ? Ibn Kaspi répond à cette question d'abord dans le chapitre quatorzième puis complète sa réponse au chapitre dix-huitième. Il commence par annoncer que le passage vient enseigner que Dieu met à l'épreuve l'homme en vue de connaître si ceux-ci l'aiment ou non. Mais il précise immédiatement qu'il faut user pour comprendre ce qu'est une épreuve du principe selon lequel "la Torah parle selon le langage des hommes". Cette expression signifie chez lui, comme c'était déjà le cas pour Maïmonide, la façon de comprendre des masses ignorantes mais aussi, ainsi qu'Ibn Ezra avait entendu cette formule, selon les erreurs et les conventions de ceux qui s'expriment dans le texte biblique (6). Puis il cite nommément Maïmonide qui déclarait que l'intention du texte avait été de "publier et de faire connaître".
On sait en effet que, dans le Guide des égarés, Maïmonide réfute l'idée vulgaire de l'épreuve selon laquelle Dieu éprouve l'homme afin de lui accorder une récompense d'autant plus grande par après. Une telle idée est inadmissible pour Maïmonide qui considère que les épreuves ont en général pour fin de faire connaître aux hommes ce qu'ils doivent faire et/ou ce qu'ils doivent croire. Pour ce qui est du sacrifice d'Abraham, Maïmonide y discerne deux idées : le récit nous enseigne jusqu'où doit s'étendre l'amour et la crainte de Dieu ; il nous fait savoir également que les prophètes doivent tenir pour réel ce que Dieu exige d'eux même si la prophétie ne s'opère que par le biais de la faculté imaginative (7).
Ibn Kaspi renchérit sur Maïmonide en ce qui concerne la distinction entre l'élite et les masses : chacun des groupes ne peut accorder la même signification à l'épreuve. C'est pourquoi ce que le texte dit doit nécessairement s'entendre sur deux registres.
Il précise sa pensée au chapitre dix-huitième à propos de "Dieu éprouva" et "à présent je sais" dont il nous dit qu'ils doivent s'entendre de la manière dont Ibn Ezra a expliqué le verset "Le Seigneur regretta d'avoir fait l'homme" (Gn. 6:6). Ibn Ezra explique : il est
connu que Dieu n'est pas un homme pour éprouver des regrets, mais la Torah s'exprime selon le langage des hommes ; en effet, lorsqu'un homme détruit ce qu'il avait fait, il semble qu'il le regrette (8).
Cependant dans la mesure où la Torah a été donnée aux masses, il a été nécessaire d'y inclure des termes et des énoncés conformes à leurs opinions, c'est-à-dire à leurs croyances et à leurs folies. Or c'est une de leurs opinions assurées parmi eux que d'admettre que Dieu met à l'épreuve et qu'il connaîtra dans l'avenir ce qu'il ne connaissait pas dans le passé. Par voie de conséquence, celui qui écrivit la Torah dut user de quelques anthropomorphismes. Il n'alla pourtant pas aussi loin qu'Avicenne qui estimait qu'il ne convenait pas de dévoiler aux masses que Dieu n'est pas corporel.
Notre philosophe justifie également les expressions relatives à l'épreuve comme signifiant que Dieu avait été la cause éloignée d'une action dont Abraham avait été la cause prochaine en utilisant le verbe nisah, au pi'el c'est-à-dire comme un causatif. C'est comme si le texte avait dit : "Dieu provoqua Abraham à se saisir comme mis à l'épreuve". Ibn Kaspi ajoute que c'était une allusion précise à Abraham lui-même ou à sa force imaginative et à sa nature. Autrement dit Abraham se conduisit comme il le fit, mu par son imagination. Tout cela s'accorde, ajoute-t-il, avec la définition de la nature et de la force naturelle c'est-à-dire avec l'affirmation selon laquelle des actions sont attribuées directement à Dieu même lorsque sa volonté ne se réalise qu'à travers l'ordre naturel des choses (9).
La seconde utilité du récit est de nous apprendre que Dieu peut nous commander quelque chose et peu de temps après l'inverse. C'est l'opportunité qui joue alors conformément à "une parole en sa saison, combien elle est bonne !" (Proverbes 15:23) Il n'y a là aucune fraude car un précepte est un énoncé non catégorique qui en tant que tel n'est ni vrai, ni faux (10). Ibn Kaspi illustre son affirmation d'après laquelle Dieu peut énoncer une chose tel jour et le contraire le lendemain par l'exemple des lévites: "En ce temps-là, Dieu sépara la tribu de Lévi" (Dt. 10: 8), qui furent substitués aux premiers nés (Exode 13:8). Et il ajoute : "ceux qui savent la vérité savent aussi qu'il n'y a là ni changement, ni substitution en Dieu" (11).
L'interdit des sacrifices humains
Venons-en à présent à la principale finalité qu'Ibn Kaspi découvre dans le récit de l'Aqedah (du sacrifice), à propos de laquelle il s'étend longuement. Abraham fut empêché d'accomplir l'action du sacrifice alors qu'il s'apprêtait à le faire. C'est pourquoi l'Ecriture a été attentive à énoncer que lorsque Dieu lui ordonna cet acte, il ne le fit qu'à titre d'épreuve. L'intention du passage est donc d'extirper entièrement de l'esprit des masses la croyance établie parmi elles selon laquelle la forme la plus élevée de culte était d'offrir leurs enfants en holocauste aux dieux. Ibn Kaspi ajoute que même si la Torah a permis en raison de la culpabilité, d'offrir au vrai Dieu d'autres espèces vivantes, elle ne le permet pas en ce qui concerne l'homme. Il y a évidemment là une allusion â la théorie de Maïmonide selon laquelle le culte sacrificiel n'a été qu'un acte de condescendance que Dieu a manifesté â l'égard des Hébreux après la sortie d'Egypte pour les détacher progressivement de l'idolâtrie et pour les incliner en douceur au culte en esprit (12).
L'interdiction concerne même le passage par le feu. C'est pourquoi le texte ne mentionne nulle part qu'Abraham ait allumé un feu quoique le Grand Prêtre procède à cet acte (13). Et quoiqu'il soit écrit en Gn. 22:13 : "il prit dans sa main la pierre à feu", il se garde de mentionner le feu au verset 9 car s'il avait dit : "il plaça le feu sous le bois ou sous l'autel" il y aurait eu des sots qui auraient interprété que pour le moins Isaac fut passé par le feu.
La signification du rite, ajoute Ibn Kaspi, est connue à partir de la Torah et des prophètes. Le sacrifice le plus élevé à l'époque biblique consistait à sacrifier ses enfants à la divinité soit en les faisant passer par le feu, soit en les brûlant complètement, soit en les égorgeant en versant le sang comme aliment aux dieux.
Pour entendre ce qu'Ibn Kaspi vient nous signifier ici dans sa distinction entre un sacrifice où l'enfant est entièrement brûlé et un autre où l'enfant est seulement passé par le feu, il faut se référer d'abord aux différents codes du Pentateuque, ensuite à l'interprétation qu'en fournit Maïmonide tant dans ses ouvrages de Halakhah que dans son Guide des égarés.
En Deutéronome 12: 31, il est question de sacrifices d'enfants en général pratiqués par les Cananéens. Le deutéronomiste s'exprime ainsi : ... Car tout ce qui est une abomination pour le Seigneur, tout ce qu'Il déteste ils l'ont fait pour leurs dieux. Même leurs fils et leurs filles, ils les brûlaient pour leurs dieux !"
Dans le Lévitique où il est question de culte rendu au dieu Molekh, la formulation est différente : "Tu ne livreras pas ta descendance pour la faire passer à Molekh" (Lev. 18: 21). Et plus loin : "Quiconque fils d'Israël ou résidant installé en Israël livre un de ses enfants à Molekh sera mis à mort..." (Lev. 20: 1).
On aperçoit donc en confrontant ces trois versets qu'il n'est parlé de sacrifice de crémation par le feu que dans le passage du Deutéronome relatif aux sacrifices cananéens en général alors que dans les codes du Lévitique, il est question soit de "faire passer" par le feu soit de livrer au feu, c'est la raison pour laquelle Maïmonide considère que le culte de Molekh consistait non à brûler les enfants mais simplement à les passer entre deux feux en tant que cérémonie de lustration (14). Ce qui n'empêche nullement Maïmonide d'admettre également qu'en dehors du culte de Molekh, les idolâtres ont réellement brûlé des enfants à d'autres dieux (15).
L'absence de mention du feu à propos de l'autel est donc destinée à dissuader les esprits faibles de penser qu'Abraham tout en ne sacrifiant pas Isaac a pu tout de même pratiquer le passage entre deux feux comme c'était le cas chez les Parsis également.
Intertextualité
A partir de ces données, nous sommes mieux à même de comprendre le développement où Ibn Kaspi confronte le récit du sacrifice d'Isaac avec deux autres récits de sacrifice : celui du fils du roi de Moab et celui de la fille de Jephté (16).
Pour le roi de Moab, les choses apparaissent claires. Le roi de Moab pour retourner la situation critique dans laquelle se trouve son armée a délibérément sacrifié son fils aîné à Kemosh (17). Ibn Kaspi fait remarquer que malgré toutes les thérapeutiques mises en œuvre par la Torah, les enfants d'Israël ne surent pas s'arracher à de telles croyances.
Le cas de Jephté va servir d'illustration à cette affirmation. Jephté ne doit pas être considéré comme un homme pervers mais comme un être empli de crainte et sans sagesse comme l'indique le contenu du vœu par lequel il pensait accomplir la volonté de Dieu (Juges 11: 31) : "Quelle que soit la personne qui sortira des portes de ma maison... elle appartiendra au Seigneur et je l'offrirai en holocauste." Jephté ne pensait pas que c'était une abomination pour Dieu d'offrir un être humain en holocauste. C'est pourquoi il s'est exprimé d'une manière générale sans qu'il lui vînt à l'idée que la victime éventuelle pourrait être sa fille comme cela arriva. Ce qu'il advint finalement prouva son absence de sagesse et en dépit de cela, s'il avait été sage, il eût demandé à être délié de son vœu (18). Mais il s'imagina que son acte était la manifestation d'une piété extraordinaire.
Ibn Kaspi ne doute pas que Jephté avait lu l'épisode du sacrifice d'Isaac dans la Genèse mais il a été incapable d'en comprendre la finalité. Il pensait que peut-être Dieu avait empêché Abraham d'aller jusqu'au bout parce qu'il avait eu pitié de lui s'agissant de son fils unique et engendré dans son grand âge. C'est pourquoi celui qui irait jusqu'au bout serait à considérer comme plus dévôt et plus éminent ! A plus forte raison étant plus jeune, car Jephté était alors un homme jeune (19).
Peut-être aussi Jephté s'attendait-il qu'un ange s'adressât à lui en s'exclamant : "Ne porte pas la main sur la jeune fille" et continuait-il à espérer dans cette intervention.
Ibn Kaspi définit la conduite de Jephté comme celle d'un Hassid soteh, vocable qui dans le lexique de la Mishnah dénote une piété qui verse dans le fanatisme (20). Elle est pour lui semblable a celle du roi de Moab sacrifiant son fils aîné à Kemosh ou à d'autres sacrifices idolâtres pratiqués par les Israélites. Il rapporte à son propos l'aphorisme talmudique : "Jephté était dans sa génération ce qu'était Samuel dans sa génération" non pour valoriser au moins relativement Jephté, mais pour indiquer au contraire qu'il représentait le degré le plus bas de la judicature par rapport â Samuel (21). Ce statut inférieur de Jephté lui paraît confirmé par la narration du livre des Juges qui ne mentionne à son actif qu'une seule victoire.
Chemin faisant, Ibn Kaspi s'efforce de réfuter l'opinion de Kimhi et de Gersonide selon laquelle la fille de Jephté n'aurait pas été sacrifiée, mais seulement contrainte de prononcer un vœu perpétuel de chasteté en se fondant sur Jg. 11: 38 : "Je pleurerai en ce qui concerne ma virginité moi et mes compagnes." Ibn Kaspi réfute cette interprétation en disant que ses compagnes en la matière n'étaient autre que Myriam, Hulda et Débora en se fondant sur l'énoncé talmudique qui traite Débora et Hulda de femmes arrogantes (22).
La fille de Jephté était atteinte du même degré de folie que son père, "hayta sotah guemourah ke-abi'ah". Elle ne soupirait pas à propos de sa mort car elle s'imaginait qu'elle allait être sauvée et atteindre le degré auquel était parvenu Isaac.
Mais Ibn Kaspi va plus loin encore et déclare que si le texte dit qu'elle pleurait sur sa virginité, cela doit être pris à la lettre : elle pleurait parce que les marques de sa virginité seraient détruites lors de son passage par le feu et qu'aucun des jeunes gens aimés par elle n'en pourrait tirer de jouissance, "ki 1o hagi'a méhem hana'ahha le-e'had ha-ba'hourim me-habibim eslah ! " (23). Ibn Kaspi étaie cette interprétation reliée à la sexualité en arguant du verset 40 de ce même chapitre du livre des Juges où il est question du culte dédié par les filles d'Israël à la fille de Jephté, chaque année quatre jours durant. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'un enthousiasme trouble provoquât un tel pèlerinage au lieu du sacrifice si l'on se rappelle que les enfants d'Israël pleurèrent Moïse de la même manière, bien qu'ils ignoraient l'endroit où celui-ci était mort, puisqu'il était resté caché à chacun.
On pourrait cependant objecter que le livre des Juges ne mentionne nulle part que Jephté construisit un autel en vue de brûler sa fille. Ibn Kaspi répond qu'il n'y a aucune raison de penser que cet insensé s'en abstint car il avait le désir d'imiter Abraham que l'Ecriture désigne comme l'ami de Dieu (Isaïe 41:1). Mais en vérité, ajoute Ibn Kaspi son acte eut pour de transformer Jephté non en Ohev (ami), mais en Oyev, c'est-à-dire en ennemi de Dieu. Si cette construction n'est pas mentionnée explicitement c'est que l'auteur du livre était un sage. Ibn Kaspi fait ici allusion à Samuel, ce qu'il a écrit de manière implicite était plus que suffisant. Il rappelle à ce propos, qu'il ne fait qu'appliquer ici une de ces règles herméneutiques habituelles à savoir que l'Ecriture n'a pas à entrer dans les détails (24).
Le statut du sacrifice
La Torah est venue avec ce récit fournir une thérapeutique pour cette maladie grave qui sévissait en ces générations, entendons celles qui disposaient du livre de la Genèse : ceux qui vécurent dans le désert d'abord, puis ceux qui entrèrent en terre de Canaan. Car, comme il l'a déjà énoncé précédemment, les livres narratifs servent de préface aux préceptes. C'est la raison pour laquelle la Torah s'attarde sur ce sujet honteux : lorsqu'elle proclame en Dt. 12: 31 : "Vos fils et vos filles aussi vous les brûlerez par le feu pour vos divinités". Ce qui était le cas en particulier pour Molekh. C'est pourquoi à l'opposé de ce que l'on pensait, à savoir que c'était la forme de culte la plus agréée, on l'a sanctionnée au maximum.
Ibn Kaspi ajoute : "Ce fut assez et plus qu'assez que Dieu les autorisa à tuer un animal qui est notre frère, le fils de notre père, le vivant et le genre le plus immédiat qui nous rapproche de lui (26)".
Ibn Kaspi applique ici un autre de ses principes herméneutiques à savoir la distinction du genre et de l'espèce, qui est comparée à celle du père au fils car un père peut engendrer beaucoup d'enfants et de petits-enfants. C'est pourquoi si l'on parle du genre être vivant, l'homme et tous les autres animaux peuvent être considérés comme des frères (26).
On peut à l'extrême rigueur tolérer, entendons à l'usage des masses, les sacrifices d'animaux mais jamais un sacrifice humain, l'homme ayant été fait à l'image de Dieu. Le sacrifice humain est à la fois meurtre et abomination : il s'agit d'un crime parce que l'on a versé le sang d'un homme et d'une abomination à l'égard de Dieu car tuer l'homme c'est également tuer ce qu'il y a de divin en lui. On pourrait donc dire que tout meurtre est en quelque manière mort de Dieu ! (27)
Interprétation allégorique du passage
Ibn Kaspi renchérit encore dans son interprétation en soulignant que le texte ne mentionne pas qu'Abraham a sacrifié le bélier sur l'autel mais seulement sur la montagne (Gn. 22: 14) comme pour nous enseigner qu'il ne convenait pas d'accomplir un tel acte sur un autel ou dans un bel édifice. La raison en est qu'un autel sans aucun sacrifice est plus acceptable en tant que signe ou en tant que mémorial, yéter raouy le-tsiyoun ou-le-zakhor. Ici Kaspi se réfère à un développement du chapitre dixième de son livre, où traitant des autels en interprétant d'autres textes de la Genèse, il s'efforce d'établir que Dieu a préféré les autels en tant que mémoriaux aux autels comme lieux du sacrifice (28). Il ajoute pourtant, en se référant à Maïmonide, que même si les autels en tant que mémoriaux sont plus acceptables que les sacrifices, ils ne sont pas en soi un bien absolu selon l'intention première de la divinité. Autrement dit, Ibn Kaspi se révèle clairement ici comme le partisan d'un culte qui serait purement en esprit (29).
Brodant autour de ce motif du sens ésotérique Ibn Kaspi déclare que la Torah a enseigné ici des mystères substantiels et une sagesse merveilleuse. Ainsi à propos de Gn. 22: 13 : Abraham leva ses yeux et regarda : "voici qu'un bélier était pris par les cornes dans un fourré." Notre commentateur compare le "leva les yeux" d'ici avec sa présence en Gn. 53: 10 où il est question de Loth contemplant la vallée du Jourdain. Dans les deux cas il s'agit d'une vision involontaire, accidentelle et non pas d'une action provoquée sciemment ou intentionnellement. Autrement dit l'offrande du bélier ne fut qu'accidentelle et contingente !
Ibn Kaspi dans, la même veine s'intéresse également aux connotations du vocable Ayil (bélier). Si littéralement le terme renvoie au sacrifice animal, on peut aussi le placer en relation avec l'expression 'Eyley ha-Aretz les notables du pays (Ezéchiel 17: 13), on a donc une signification de force pour connoter que cela est une matière de force, de puissance de coercition : là encore il y a donc une allusion au caractère subi et circonstanciel du sacrifice offert par Abraham (30). Elle fait également allusion au pouvoir, taqiphey ha-aretz convoité par les ministres délégués et rois !
Notre exégète rapproche également Ayil de sa métathèse ya `al comme c'est le cas en Dt. 1: 5 : "Moïse se mit (ho'il) à exposer la Loi que voici". Ce qui indique une coercition :
au point de départ, il y a une situation qui m'est imposée et qu'en fin de compte, il y a liberté (31). Ibn Kaspi ajoute pour éclaircir cette problématique qu'il en va ici pour. Abraham comme dans le cas mentionné par Aristote, où on lance les bagages dans la mer. Notre philosophe provençal fait allusion ici à un passage des Problemata, traité pseudo-aristotélicien où l'on explique que l'on peut calmer un océan en furie en y jetant des objets (32). Avec le sacrifice on a également affaire à une situation contrainte ou involontaire au point de départ , mais dont la finalité est cependant désirable. Cette dialectique du volontaire et de l'involontaire est encore allusionnée par l'emploi du terme Sèbakh, fourré, dérivé de siboukh complication ou confusion de la pensée car la pratique du sacrifice correspond à une pensée confuse. Le terme bè-karnav (par ses cornes) vise la pensée et la représentation mentale car keren fait allusion à ce qui est sublime et élevé (33).
Considérations sur l'interprétation
Devant cette interprétation allégorique du texte on est en droit de se demander si Ibn Kaspi pensait vraiment qu'une telle leçon était dans l'intention du rédacteur lorsque celui-ci mit le texte par écrit. A cette question le maître d'Argentières répond en ces termes :
"Ne considère pas pour ces précisions concernant ces sujets subtils que j'y ai projeté des intentions auxquelles n'avait pas pensé l'auteur de ce qui a été dit. Car c'est précisément comme cela que s'est comporté celui qui a donné la Torah en ces matières profondes et il en va de même pour de nombreux prophètes. Ce à quoi Maïmonide a fait allusion à propos des termes Hashmal, hàvlim et autre. Tout ce qu'il a dit est valable et est conforme à la vérité des eaux du salut (Isaïe 12:3) et c'est à son livre que nous puisons"(34).
La réponse est donc sans équivoque. La Torah et les prophètes ont été voués dès l'origine à la polysémie des interprétations. En produisant ces interprétations allégoriques, Ibn Kaspi se proclame fièrement le disciple de Maïmonide en la matière.
Ibn Kaspi fait ressortir que notre texte est traversée par une double intention :
- celle de nous dissuader d'immoler notre progéniture,
- celle de comprendre pour ce qui est du bélier, que notre ancêtre agit volontairement afin de nous inciter à nous en interdire substantiellement la pratique : si nous choisissons d'offrir un sacrifice parce que nous sommes incapables de nous en passer, et cela à notre discrédit,
il conviendra alors que nous l'adressions seulement à Dieu, comme le fit notre ancêtre.
Les leçons que le vulgaire tire de la Torah sont aux antipodes de celles qu'en extrait l'élite. Ce qui est considéré par l'élite comme une abomination est pris par les masses comme le sommet du service divin et de ce qui est désiré par Dieu. La génération du désert devait être fière de la piété d'Abraham et de ce qu'il s'apprêtait à réaliser en sacrifiant son fils ; il ne devait pas manquer de s'en vanter auprès des Egyptiens et de leurs autres voisins. Pourtant la Torah a dévoilé en sa perfection la vérité dans ces termes et ces énoncés dont le sens exotérique est à la portée des insensés alors que le sens ésotérique en est réservé aux happy few (35).
Ibn Kaspi illustre encore cette différence entre ces deux lectures par plusieurs remarques textuelles parmi lesquelles nous détacherons la suivante. Elle concerne les noms de Dieu qui apparaissent dans le passage. Il nous fait remarquer que lorsque Dieu ordonne le sacrifice c'est le vocable Elohim qui est utilisé alors que le tétragramme n'intervient qu'avec l'ange qui empêche Abraham de sacrifier, et à propos du nom de la montagne où a lieu l'événement. En accord avec sa théorie générale et par ailleurs très intéressante des noms divins, Ibn Kaspi laisse entendre que le nom d'Elohim est utilisé au moment où l'ordre du sacrifice est intimé à Abraham car c'est un nom qui peut également être utilisé pour d'autres dieux alors que le tétragramme n'est intervenu qu'au moment où Dieu interdit à Abraham de ne pas sacrifier son fils laissant ainsi entendre ce que Dieu exige vraiment de l'homme.
Le nom Elohim est destiné aux masses, le tétragramme à l'élite. Si la Torah au moment du séjour dans le désert ne dit plus "sacrifice pour Elohim", c'est en vue d'empêcher que les masses n'adressent de sacrifice aux chérubins ou à d'autres représentations qu'elles se seraient fabriquées comme ce fut le cas au moment du veau d'or lorsqu'ils offrirent un sacrifice en proclamant "Voici ton Dieu Israël" (Ex. 33:4) et qu'ils lui offrirent des holocaustes (36).
Le double visage de l'eschatologie
Ibn Kaspi achève sa lecture de notre passage en revenant sur les différents profits que le lecteur peut et doit tirer du récit (37). En prime, il nous livre une ultime considération qui concerne cette fois le domaine de l'eschatologie individuelle en relation avec Gn. 22: 15-18, où l'ange vient confirmer à Abraham la promesse d'une grande descendance. Là aussi, une double lecture du texte s'impose. Une première destinée aux masses qui n'accompliront l'ensemble ou une même une partie des finalités développées précédemment que si elles sont assurées d'un salaire, salaire qui ne saurait être pour elles que d'ordre matériel et relevant des biens de ce monde-ci. Alors que pour l'élite il n'y a pas de salaire dans ce monde-ci (38) mais seulement dans le monde à venir entendu par Ibn Kaspi au sens maïmonidien du terme, lorsqu'il avance que ce salaire vaut par lui-même, par l'accomplissement de la vertu, de la Torah et de la science qui sont tout un (39).
Mais Dieu n'avait-il pas promis une descendance à Abraham auparavant ? Certes mais toute la différence est qu'auparavant la promesse avait été énoncée et par diber (il dit), alors qu'ici nous avons nishbah (il promet). Dieu s'oblige par un serment : la réalisation de la chose a maintenant acquis le même caractère de nécessité que le lever du soleil, demain matin ! (40)
En guise de conclusion on nous permettra de faire les remarques suivantes :
L'exégèse du sacrifice d'Isaac telle qu'elle se trouve pratiquée dans le Gebia Kesef , c'est-à-dire dans le commentaire ésotérique de la Torah composé par Ibn Kaspi, n'est pas seulement un exemple parmi d'autres de l'exégèse pratiquée par l'écrivain provençal mais nous paraît fournir à plusieurs titres une des clefs de son interprétation globale de l'Ecriture. Ne nous livre-t-il pas à la fois une interprétation littéraliste où il use de l'intertextualité destinée aux masses, d'où découle l'inutilité de tout sacrifice humain, en même temps qu'une exégèse de nature allégorique à destination de l'élite d'où se laisse déduire la nécessité d'une religion purement spirituelle.
Ibn Kaspi parvient à ce double résultat en se fondant sur des règles herméneutiques empruntées tant aux anciens rabbins qu'à la logique et à la rhétorique aristotéliciennes maniées le plus souvent avec dextérité et à bon escient. Par là, il prolonge et même excède le maïmonidisme dans la mesure où ce n'est pas seulement le contenu de la Torah qui se trouve interprété selon les catégories du Stagirite mais également et simultanément l'aspect formel de cette écriture qui se trouve investi par cette même épistème.
Il nous semble enfin qu'il convient également d'être sensible à l'enjeu d'une exégèse du sacrifice d'Isaac lorsqu'elle se trouve proférée par un exégète juif du 14ème siècle, tant par rapport à son contexte juif qu'en ce qui concerne sa relation à l'environnement chrétien. L'épisode du sacrifice d'Isaac n'est pas simplement pour un juif ou un chrétien du moyen-âge un beau texte littéraire ou une simple évocation du passé, il est tout au contraire un de ces passages brûlants qui se trouvent placés au cœur de la controverse entre l'Eglise et la Synagogue. Il existe en milieu juif depuis l'époque hellénistique une longue tradition interprétative au sujet du sacrifice d'Isaac (41).
L'Agadah est sans cesse évoquée dans la liturgie juive médiévale, particulièrement dans celle des jours redoutables, devenant ainsi le modèle de ce que le juif doit pouvoir endurer pour sa foi et l'on voit les chroniques de Rhénanie décrire les scènes d'auto-immolation des communautés juives de l'époque des Croisades en terme d'Aqedoth (sacrifices). Sur le plan théologique, on oppose au motif chrétien de l'incarnation et de la mort rédemptrice du Christ le sacrifice d'Isaac qui à l'avance rend inutile l'incarnation (42) .
C'est dans ce contexte polémique qu'il faut replacer l'interprétation d'Ibn Kaspi. Contrairement â ce que pense la grande masse des croyants, le sacrifice d'Isaac ne doit pas être considéré comme le summum de la piété. L'utiliser comme un modèle serait plutôt agir â la manière de ce que les anciens rabbins dénommaient un hassid soté, en faisant preuve d'une piété aveugle et irraisonnée. A l'adresse de l'élite, Ibn Kaspi paraît laisser entendre qu'opposer la valeur rédemptrice des sacrifices d'Isaac â celle de la crucifixion, c'est se laisser entraîner sur le terrain où veut vous entraîner l'adversaire. Admettre au contraire que même les sacrifices ordonnés par la Torah n'ont été qu'un acte de condescendance â l'égard des Hébreux sortis d'Egypte et que le culte idéal ne devrait être que spirituel c'est couper court â l'idée d'une rédemption opérée soit par le truchement d'une incarnation divine soit par celui d'un sacrifice humain. Dans la lecture de la Torah telle qu'elle se trouve mise en oeuvre par Joseph Ibn Kaspi le salut de l'homme se réduit en effet à l'atteinte de la félicité intellectuelle par l'adhésion de l'âme â Dieu ce qui rend inutile et incongrue toute tentative de promouvoir le sacrifice d'Isaac soit comme modèle éthique, soit comme contre-type théologique.