Librairie Nizet , novembre 2007 ISBN : 978 -2-7078-1296-4
Préoccupation
constante des survivants de la déportation, l'acte de mémoire
est à la souche même de la réflexion des historiens et des
écrivains-témoins, au lendemain de la libération des camps.
A l'exigence du témoignage devait répondre la quête des
moyens d'expression propres à transmettre une expérience qu'il
n'avait été donné jusqu'alors à aucun être
de subir. Suivre le fil d'un choix de thèmes récurrents - tels
le silence, le rire, le regard ou la haine - chez plusieurs auteurs de l'après-Shoah,
permettra peut-être de sonder, ne serait-ce que très partiellement,
certains aspects du comportement des survivants, et d' ouvrir une étroite
fenêtre sur un essai d'éclaircissement de l'humaine nature, confrontée,
à la suite d'un basculement brutal du côté de la sauvagerie
et de la barbarie, à l'expérience des limites.
Joë Friedemann, maître de conférences émérite
à l'Université Hébraïque de Jérusalem, a déjà
publié chez Nizet : Le Rire dans l'univers tragique d'Elie Wiesel
( 1981), Victor Hugo, un temps pour rire (2002 ).
Peu d'oeuvres se prêtent autant à la prospection thématique que celle d'Elie Wiesel. En effet, dans le cadre d'une recherche de procédés, afférant au langage et aptes à transmettre la mémoire, cette oeuvre laisse apparaître un phénomène récurrent de certains concepts dont la variété et la richesse méritent sans doute d'être relevées. Les perspectives qui s'y dessinent sont particulièrement propices à l'analyse de la pensée de l'écrivain et de son œuvre …
"A la limite de la parole, il y a le silence ; à la limite du silence, il y a le regard." La formule qui semble établir une hiérarchie signifiante dans le discours wieselien appelle le commentaire. En effet, quand les mots "désertent le sens" et qu'ils s'avèrent superflus , voire sans objet ou fallacieux, ils seront suppléés par le mutisme. Et quand ce dernier n'a plus accès à "l'expérience de la folie absolue", que la page gorgée de verbe devient impénétrable, inaccessible, alors intervient le regard qui, comme le fil d'une épée, cherche à y "déchirer un voile invisible."
On connaît l'importance prise par le regard dans la pensée existentialiste. Si pour Sartre, "autrui est par principe celui qui me regarde (…) le regard est d'abord un intermédiaire qui renvoie de moi à moi-même." C'est donc la dimension spéculaire et réflexive qui est soulignée ici, et de ce fait, qui peut transformer le phénomène en concept critique, et l'œil en instrument de torture. Etre vu, et donc se sentir quelqu'un, est le vœu narcissique par excellence. Si l'Autre, comme dans Huis-Clos, refuse de jouer le jeu et s'obstine à scruter autrui avec les yeux de sa seule objectivité, il devient bourreau. De là, des personnages qui, à force de tourner en rond, se font les uns aux autres, le plus de mal possible.
Wiesel a lu Sartre. On peut même supposer qu'entre les canevas de L'Aube, le second ouvrage de Wiesel, et de Huis-Clos, il existe une certaine parenté. Mais l'affinité reste de surface, car les options sartriennes et wieseliennes sont, à l'évidence, radicalement différentes. Alors que pour Sartre, "être mort, c'est être en proie aux vivants", chez Wiesel, la formule semble devoir être inversée : être vivant, c'est d'abord être en proie aux morts.
Considérées sous cet angle, et en premier temps, les perspectives ne sont guère encourageantes. Comme tous les épiphénomènes, traduisant une certaine manière d'être ou d'agir, les catégories sensorielles ont subi l'impact des années terribles. Le regard d'avant n'est plus, il s'est transformé en regard d'après. D'idéal, il est devenu autre chose, regard frelaté, symbole d'un monde aux valeurs totalement renversées .
Et pourtant !… Même si Auschwitz constitue l'aliénation absolue, lieu géométrique d'une dévastation irréversible, le regard wieselien s'impose, semble-t-il, et paradoxalement, non pas dans ce qui sépare, mais dans ce qui rapproche. A la différence de la conception sartrienne, la représentation tragique du survivant ne saurait se défaire de l'espoir. Tenter de reconquérir une vision normale de l'existence sera l'un des buts poursuivis par l'écrivain dans sa quête. Chez Wiesel, les regards ne se font pas face, ils sont là pour établir un "lien profond, immuable" entre des destins qui, de prime abord, ne sont pas destinés à se rejoindre.
Regarder, comme le suggèrent les Ecritures, dès l'orée même de l'histoire de l'Homme, c'est à la fois discerner et connaître. Le Verbe de la Genèse s'accompagne, on le sait, de la faculté divine de distinguer entre la lumière et les ténèbres, la perfection et ses contraires : "Dieu vit que la lumière était bonne" précise le texte. Cette notion d'une parole mais aussi d'un regard tout puissants dans le projet de la Création, le Serpent, dans la suite du récit biblique, la parachèvera d'un coefficient supplémentaire, de portée éthique, voire philosophique :
Vos yeux s'ouvriront - dit-il, en s'adressant à Adam et à Eve - et vous serez comme Dieu connaissant le bien et le mal.
Si le regard occupe une place essentielle dans l'œuvre d'Elie Wiesel, c'est qu'en un sens, les circonstances ont fait retrouver à ce thème sa vocation première : celle consistant pour le rescapé des camps à jeter des yeux neufs sur une certaine re-création du monde. Après Auschwitz, en effet, la vie exige d'être redécouverte, sinon réinventée donc réévaluée. Il faudra en redéfinir les contours et les valeurs, se forger une appréhension nouvelle d'un univers bouleversé par l'intrusion du mal absolu. L'enjeu est immense. Comment y parvenir, sinon en se rapportant aux sources originelles de la connaissance, en relation avec la genèse d'une représentation achevée des choses ?
Le regard d'avant : c'est celui du paradis perdu, celui qui émanait de Sighet, la ville natale d'Elie Wiesel, monde de chaleur familiale et communautaire, vivant au rythme d'une existence juive de tous les instants, jusqu'à sa disparition dans la tourmente. Ce n'est sans doute pas un hasard, si, à l'orée même de son premier livre, La Nuit, et tel une allégorie, le personnage de Moché le Bedeau est décrit avec ses "grands yeux rêveurs perdus dans le lointain" … Univers de la bourgade juive d'Europe centrale, du schtetl, avec sa population de petites gens, mais aussi de "fous", voyant loin, voyant des mondes à la fois inaccessibles au commun des mortels et d'une richesse spirituelle infinie, par leur référence constante aux commandements de la Torah et aux traditions millénaires.
Tant de "ténèbres" et de "nuit", symboles tangibles des mystères de la Divinité, mais aussi tant de lumière, de chaleur humaine ouvertes à la communication et à l'amour du prochain, semblent se cacher dans ces regards, qu'une fois échangés, il ne pourra plus y avoir de place pour l'oubli. Si la perspective cartésienne n'y retrouve pas toujours son compte, la bonté infinie n'en est jamais absente . "Fixant le vide avec un recueillement proche de la souffrance", les yeux d'une "profondeur sans fond" de Moché le Fou ne voient que "l'essentiel de toute chose". Le regard de Moché, de tous les Moché du monde, bedeaux ou fous, rappelle celui du premier homme, lueur reçue de Dieu, fouillant les profondeurs de l'âme et sa propre aventure intérieure .
Pour Wiesel, en effet, le regard a d'abord une spécificité juive. Un regard qui distingue et refuse les amalgames entre la lumière et les ténèbres, le pur et l'impur, le sacré et le profane, l'exil et le royaume. Un regard capable d'isoler le jour de la nuit, selon la démarcation enseignée naguère, par un mendiant dont les yeux puisaient leur lueur "à une source qui n'était pas de ce monde". Car séparer le jour de la nuit, c'est rejoindre le projet de la Création et du Commencement. C'est apporter la contribution de l'homme au perfectionnement de l'œuvre. Avant Auschwitz, la nuit constitue encore un moment privilégié, celui de la prière et surtout de l'étude, l'occasion pour l'homme juif de se retrouver en retrouvant son Dieu. Le moment aussi d'ouvrir une "fenêtre" sur autrui et sa transparence, de se voir en observant le visage de l'autre à travers ses yeux .
Mais avec l'intrusion de la bête, ce monde idéal de la bourgade juive "où pas un acte ne se perdait, où pas un regard n'était gaspillé" devait bientôt s'évanouir ; les yeux allaient s'éteindre, leur lueur s'assombrir et rejoindre le royaume de la nuit concentrationnaire. A l'instar d'autres concepts inhérents à l'univers des camps - la faim, la fatigue, la peur, la douleur, le froid - le regard va acquérir une "âpreté nouvelle" et changer de signifié.
Comme précédemment, Moché le bedeau fournit de cette réalité encore inconnue une illustration emblématique. Rescapé d'un premier massacre et pressentant la catastrophe imminente, il tente en vain, à son retour, de raconter l'horreur de son expérience aux Juifs de Sighet. Devant l'incompréhension d'un entourage en proie à l'illusion, qui nie son regard, donc sa vérité, il n'a qu'un recours, pleurer des larmes de "cire" et "fermer les yeux comme pour fuir (un) temps" où il ne se retrouve plus. Etranger à un monde devenu inintelligible et se verrouillant à autrui, il s'évade dans une longue errance intérieure. Le regard est un langage. L'impossibilité ou le refus de communiquer en provoque la rupture. La cassure est à ce point radicale que l'intuition sensorielle, sous l'emprise de la tragédie, s'en trouve presque totalement altérée.
Les épisodes de la vie concentrationnaire, rapportés par l'auteur à partir de ce moment là, sont marqués d'une représentation à puissance dramatique qui ira en s'intensifiant.
Une perception destructrice de chimères tout d'abord : les regards apeurés des déportés dans l'attente du départ, face à la tragédie qui s'annonce ; les "yeux rêveurs" voilés d'effroi des vieillards réveillés en plein sommeil; et puis surtout, aiguisé par une souffrance indicible, ce regard fou "hébété …scrutant le vide" d'une déportée, scellé comme le wagon roulant vers Auschwitz, et qui s'ouvre à une voyance délirante de la réalité en devenant cri. Vision prémonitoire d'une appréhension dantesque qui finira par se vérifier, à l'arrivée au camp, en réduisant tous les leurres à néant : "Juifs, regardez le feu ! Les flammes, regardez !"
Premières images masquées "de l'enfer et de la mort", les mirages de l'imaginaire ne tardent pas à céder la place à l'horreur de l'existence concentrationnaire : ses pancartes flanquées d'une tête de mort, auxquelles font pendant, à plus ou moins brève et tragique échéance, "les yeux des morts" eux-mêmes, fixant le vide ; ou ceux des vivants en sursis, aux orbites transformées en "plaies ouvertes" et en "puits de terreur". Les regards des détenus sur les chaudrons de soupe abandonnés devant les baraques, lors d'une alerte au bombardement, prennent des dimensions gigantesques. "Les centaines d'yeux (…) étincelant de désir", se confondant presque avec ce qui reste de souffle vital chez les déportés, et font de la nourriture obsessionnellement convoitée, un miroir, où l'un des détenus semble vouloir chercher, une dernière fois, "son reflet de fantôme".
La vision de l'enfer de Sartre paraît bien pâle, comparée à celle du jeune Wiesel, contraint d'affronter l'épouvante absolue. Plus que les "regards chargés de haine" des bourreaux et ceux des témoins, cachés derrière leurs volets, murés dans leur indifférence ou leur lâcheté, ce sont les yeux des victimes qui sont pour l'écrivain, à l'origine même de la récurrence obsessionnelle de ce thème dans l'œuvre. Le regard devient appréhension d'une réalité que l'on voudrait refouler au-delà de l'inconscient, dans les sphères éloignées d'un onirisme sans consistance, mais dont rien ne vient atténuer la violence :
Vous voyez là-bas, la cheminée ? La voyez-vous ? Les flammes les voyez-vous ? Oui, nous les voyions, les flammes … Oui, je l'avais vu, de mes yeux, vu …Des enfants dans les flammes. Est-ce donc étonnant si depuis ce temps-là le sommeil fuit mes yeux ? ( N. 55-57).
Définitive, la séparation des êtres aimés est ponctuée d'un dernier échange visuel muet à nul autre comparable … Une mère et une petite sœur qui disparaissent à jamais, dès leur arrivée sur le quai d'Auschwitz ; les yeux éteints du petit pipel, exécuté face aux détenus du camp ; et, par dessus tout, "les yeux pétrifiés" et le dernier regard d'un père répondant à l'interrogation muette de son fils, au moment de mourir … Autant de reflets insoutenables qui constituent la source première de la hantise de ce motif itératif dans la pensée wieselienne : "Penché au-dessus de lui, je restai plus d'une heure à le contempler, à graver en moi son visage ensanglanté, sa tête fracassée." Obsédante, l'image ressurgit à différentes reprises dans l'œuvre, masque aux "paupières boursouflées et mi-closes" qui le fixait intensément. Ce regard, que pouvait-il signifier ? "La frayeur démente de celui qui, à force de vouloir trop comprendre, ne comprend plus rien", la pitié de laisser un jeune fils en arrière, seul et sans soutien, ou encore le néant et les ténèbres d'un abîme insondable ? Enigme destinée à rester irrésolue, mais qui, dès ce moment-là, devait s'ancrer dans l'âme du fils survivant comme une meurtrissure inguérissable.
Après Auschwitz, cet échange sensoriel ultime entre deux êtres si proches ne pourra pas ne pas être à l'origine d'une mise en question existentielle radicale et d'une recherche nouvelle d'identité. Dans le miroir où il s'examine pour la première fois, au lendemain de la libération des camps, le jeune Eliezer distingue le visage d'un cadavre . Si Wiesel laisse à ses lecteurs la liberté d'interpréter la conclusion souvent citée de son premier ouvrage, il reste que dans la formule finale, il se fixe, en un certain sens et pour lui-même, un itinéraire où les regards des survivants et de ceux qui s'en sont allés semblent s'entremêler dans une réciprocité presque synchrone :
Du fond du miroir, un cadavre me contemplait.
Son regard dans mes yeux ne me quitte plus .