On ne saurait assez souligner la maturité exceptionnelle dont la pensée israélienne a fait preuve dans ce domaine. Elle s'est d'abord attachée à élargir les problèmes et à en faire jaillir toutes les composantes.
Que l'Etat d'Israël soit religieux ou laïc, qu'il Soit capable de se réaliser dans un partage ou dans une synthèse de ces deux dimensions, cela n'est pas du ressort des partis politiques, mais proprement des philosophes toute la vocation juive est en cause.
Que l'Etat d'Israël soit décidé ou non à maintenir des contacts intimes avec la Diaspora, cela n'est pas du ressort de l'Agence juive, mais proprement des philosophes toute la condition juive est en cause.
Aussi bien, des philosophies sont-elles nées, qui ont empoigné à bras-le-corps ces problèmes et leur ont donné une expression remarquable. Qu'on ne s'attende pas à des systèmes ou à des traités. Mais si l'on veut bien admettre qu'un ensemble étincelant d'aphorismes, d'études singulières, peut constituer également une doctrine cohérente voyez Nietzsche ou Léon Bloy nous avons assisté, en Israël, durant les dix dernières années, à l'éclosion d'une authentique philosophie du judaïsme.
La première page en a été écrite par ceux qui se sont attaqués au problème religieux. La grande voix généreuse et grondante de Martin Buber a trouvé des accents nouveaux. Sa thèse du dialogue qui s'était exprimée jadis dans le climat d'une langue et d'une idéologie trop marquées par Iéna ou Weimar, S'est transmutée, au contact de l'hébreu, en une théologie plus authentiquement juive. La vocation juive n'est plus celle de l'homme religieux, mais celle d'un peuple irremplaçable, placé dans une troisième dimension, qui tient à la fois du sacré et du profane la religion en fournit le temps; l'Etat juif, l'espace. Mais il fallait aller plus loin, définir non seulement le cadre spatio-temporel, mais également le contenu et l'essence de ce Tiers-Divin que constitue Israël. De nombreux penseurs se sont efforcés d'élaborer cette définition, et des volumes publiés souvent en commun à la suite d'un symposium ou d'un colloque, attestent le niveau et le sérieux de leurs réflexions. Une idée directrice les relie, à l'intérieur de leurs divergences d'orthodoxes, d'orthopraxes, de libéraux ou de laïcs, une idée ou plutôt l'intuition que la création de l'Etat marque, du même coup, le franchissement d'une étape décisive dans l'histoire religieuse d'Israël. Intuition qui s'exprime parfois dans les limites de la théologie traditionnelle la grande idée de la convocation d'un Sanhédrin n'est pas morte encore; l'accueil réticent qu'on lui a réservé montre bien qu'on avait compris partout que son auteur, le rabbin Maïmon, éprouvait et voulait faire éprouver que le problème religieux devait être repensé depuis ses fondements. Parfois aussi, l'intuition prend une expression révolutionnaire; la réforme profonde est attendue de l'histoire elle-même, de l'évolution vitale du peuple d'Israël. Ce sont les brillantes thèses de Yeshaya Leibowitz, et elles manifestent leur explosivité lorsque l'auteur appelle les consciences religieuses à ne pas attendre avec passivité cette évolution, mais à en promouvoir le succès en assumant dès maintenant les responsabilités qu'un partage trop aigu entre le religieux et le profane laisse reposer sur les seules consciences laïques.
Mais il fallait aller plus loin encore démystifier les catégories préconçues et restituer à toutes les données la solidarité et la complémentarité de leurs significations. Si le problème du religieux et du sacré est grave en Israël, ce n'est pas seulement, nous l'avons dit, parce que c'est un problème philosophiquement important, mais parce que ce problème est juif, par excellence. Aussi bien, fallait-il se demander si certaines questions n'étaient pas mal posées, si certaines attitudes n'étaient pas répréhensibles, par le simple, mais terrible motif qu'elles n'étaient, ni les unes ni les autres, juives. "Sommes-nous encore juifs ?" ; s'est demandé Ernst Simon, l'un des disciples de Buber les plus brillants et les plus indépendants. Et cette autocritique, sévère, impitoyable et étincelante du "judaïsme", d'Israël, opérée par Ernst Simon, il y a quelques années déjà, a fini par gagner, de proche en proche, les consciences israéliennes. On a compris que la question posée par Ernst Simon ne l'était pas seulement à la vocation religieuse d'Israël, mais à la vocation israélienne dans son ensemble.
"Sommes-nous encore juifs?" C'est la question autour de laquelle s'est écrite et est en train de s'écrire encore la seconde page de la somme philosophique contemporaine du judaïsme. L'avant-garde "cananéenne", reprenant les thèmes prométhéens et païens de Tchernihovski a résolument répondu non, marquant ainsi la volonté d'isoler l' "israélisme" du contexte de la Diaspora d'autrefois et d'aujourd'hui. Les "Gardiens de la Ville", Netouré Qarta, qui ont pu recruter parmi leurs porte-parole des théologiens aussi humanistes que Alfonso Pacifici, ont répondu résolument oui ; ou plutôt : Nous ne sommes que juifs rejetant ainsi tout lien avec l'Etat d'Israël et résolus à maintenir une Diaspora permanente à l'intérieur même de l'Etat. Il a fallu du temps pour amener les autres à l'évidence que ces options extrémistes, tout en étant celles de jeunes poètes et de vieux rêveurs, étaient historiquement beaucoup plus décisives que l'attitude positiviste de la masse. Une fois de plus, la poésie et le rêve cernaient mieux la réalité vivante que l'objectivité des statistiques sociologiques et des programmes politiques. Il a fallu du temps pour que l'on se rende compte que la tension entre Israël et la Diaspora, qui commençait à prendre parfois des formes extrêmement critiques (affaiblissement de l'Organisation sioniste dans la Diaspora; incompréhension psychologique et spirituelle entre Israéliens et Juifs de la Diaspora; heurts psychiques entre Israéliens et immigrants) n'était pas due seulement à des causes politiques, sociales ou psychologiques, mais a cette question fondamentale du 'judaïsme n ou du n non-judaïsme» d'Israël. Aussi bien l'Agence juive s'est-elle adjoint une mission 'idéologique n. Le congrès qu'elle a organisé en été 1957 à Jérusalem et qui groupait quelques-uns des plus éminents penseurs d'Israël et de la Diaspora, n'a certes pas répondu à toutes les questions. Du moins a-t-il eu le mérite de les poser. Le dialogue Ben Gourion-Nahoum Goldmann a été salutaire dans son exacerbation; les débats qui se sont instaurés dans tout le pays autour du problème pédagogique de la "conscience juive" ; à inculquer aux jeunes Israéliens dans les écoles, ont heureusement arraché la foule à sa neutralité perplexe. Mais surtout certaines publications provoquées par cette repensée générale, en particulier, le monumental livre Babel et Jérusalem rédigé en hébreu par le savant juif américain Simon Ravidovits et la correspondance de Ben Gourion et du philosophe Nathan Rotenstreich, correspondance glosée par le célèbre romancier Moshé Shamir (1), se situent à un niveau remarquable d'intelligence du problème et de volonté de l'éclairer jusque dans ses moindres replis.
J'ai quelque scrupule à ne pas conclure sur cette belle envolée. Mais il me faut avouer, pour être sincère, que l'authentique force de la pensée israélienne ne réside ni dans le réalisme, ni dans l'idéologie dont nous avons essayé de montrer qu'ils se manifestaient chacun avec vigueur dans des domaines juxtaposés, mais dans une sorte de mouvement indivisible, portant l'un vers l'autre le réel et l'idée. Si l'on me demandait de citer le nom du plus grand penseur actuel en Israël, je n'énoncerais ni celui d'un réaliste, ni celui d'un idéologue, mais en un seul souffle, les noms réunis de Guerchom Scholem et de Tsvi-Yehouda Kook. Ils sont, socialement, très loin l'un de l'autre. Scholem est professeur à l'Université hébraïque; Kook, rabbin-directeur d'une Yechiva. Spirituellement, les catégories banales de la foi les divisent Scholem a une solide réputation de non-pratiquant; Kook est ultra-orthodoxe. Et pourtant, ils sont tout proches par le mouvement de leur pensée, qui est tout semblable chez l'un comme chez l'autre, quoique de signe inverse. Scholem est le connaisseur, l'organisateur, le créateur de l'histoire positive de la mystique juive, mais il se garde, avec une volonté farouche et austère, de la tentation de devenir lui-même mystique. Kook est un initié, un pratiquant, un disciple de la mystique juive, mais il se défend avec une modestie obstinée et sévère, de la tentation d'expliciter son expérience sous la forme objective d'une pensée philosophique. En Scholem et en Kook la juxtaposition du réel et de l'idée se transmute en dialectique, en débat, et ce débat se retrouve dans la conscience de beaucoup d'Israéliens dont Scholem et Kook ne sont que d'éminents représentants. Leur cas est symptomatique il est celui de presque toute l'Université qui s'accroche à la science comme à une bouée de sauvetage et s'effraie des conséquences que pourrait avoir l'insertion des idées dans la vie; celui de presque tous les mouvements authentiquement religieux qui s accrochent à l'étude et à la prière comme à un axe, et redoutent les répercussions de la mise en branle de cet axe dans la sphère des idées. On peut certes regretter ce divorce, consenti de part et d'autre, entre la pensée et l'action. Mais il faut en reconnaître également le prix. Dans le drame qui agite ces hommes, et auquel ils donnent parfois de pathétiques expressions, s'expérimente et s'annonce l'ultime richesse de la pensée israélienne. Celle de posséder le pouvoir, ne serait-ce à l'heure actuelle encore qu'à titre de promesse, mais de promesse miroitante d'avenirs féconds de réaliser, enfin, ce vers quoi tend la pensée juive depuis son origine la synthèse intime de la pensée et du rite.