Abraham


Gustave Doré : l'épreuve d'Abraham (détail)
Abraham
Abraham est prophète au double sens du terme. Il est, à la fois, l’appelé et l’envoyé. Les expressions stylistiques de l’appel sont nombreuses ; deux d’entre elles caractérisent Abraham et constituent le leitmotiv de sa vocation prophétique. L’une est le mets-toi en route qui figure au début et à la fin de la carrière d’Abraham (Gen.12,1 ; Gen. 22,2 ) et qui est le thème de l’investiture. Il semble que ce soit l’appel adressé à Abraham par Dieu, lorsque celui-ci exige de lui un acte difficile et important. L’autre est l’invocation par le nom même d’Abraham (Gen.22,1 et 11), formule d’intimité que nous retrouvons chez beaucoup d’autres prophètes.(1)

Abraham prophète en mission.

L’appel d’Abraham se double d’une mission; il est envoyé auprès des autres hommes pour communiquer le message divin. Le texte limite la communauté humaine qu’Abraham doit affronter à sa propre famille : Car je l’ai élu afin qu’il prescrive à ses enfants et à sa maison après lui d’observer le chemin de l’Eternel, en pratiquant la charité et la justice, afin que Dieu accomplisse sur Abraham ce qu’il a déclaré à son égard (Gen.18,19). Cet important verset dévoile la relation existant entre l’élection (désignée par le terme de yadôa) et la mission. La promesse faite à Abraham ne se réalisera pas parce qu’Abraham a été élu, mais parce qu’il aura transmis aux autres (ici : à sa famille) le message qu’il a reçu de Dieu. C’est le schéma prophétique la réalisation de la prophétie ne dépend pas seulement de la révélation faite au prophète, mais de sa communication aux autres hommes et de l’usage que ceux-ci en feront.

Abraham l’intercesseur.

Dans le verset Gen. 20,7 qui le désigne comme nabi, Abraham est l’intercesseur auprès de Dieu. Abimélék a besoin de sa médiation, de sa prière, pour obtenir sa guérison. C’est une fonction commune à tous les prophètes. Jérémie n’a pas oublié que Moïse et Samuel furent de la lignée de ces grands intercesseurs (Jér. 15,1) ; il avait lui-même été plusieurs fois sollicité par le peuple, comme Ezéchiel (2). Ce qu’il faut retenir à propos d’Abraham, c’est que lui n’est pas sollicité par le peuple, mais par un individu.

Au chapitre 14 de la Genèse, Abraham a les traits d’un guerrier inspiré. Il ressemble aux chophtim, aux juges, que l’esprit de Dieu lance dans la bataille. Ailleurs, il tient du prophète cultuel. L’appel révélateur de Dieu s’accompagne souvent de l’érection d’un autel et de l’offrande d’un sacrifice, actes rituels par lesquels paraissent se manifester et la parole que Dieu adresse à Abraham et celle qu’Abraham adresse aux hommes. Ce lien avec le sacerdoce est vivement illustré par la confrontation avec Malkitsédék. Face au prêtre de Salem, Abraham est le prophète-prêtre de Dieu (Gen. 14,20).

Mais ces variantes de l’expérience prophétique d’Abraham peuvent paraître conventionnelles et ne pas concerner la nature réelle du prophétisme d’Abraham. Celle-ci se manifeste encore sous d’autres aspects, plus substantiels quoique moins visibles de prime abord.

L’homme du dialogue avec Dieu.

La dominante de l’expérience religieuse d’Abraham, c’est le dialogue permanent avec Dieu. Avec une simplicité et une spontanéité qui, même du point de vue purement littéraire, n’a pas son égal dans les documents religieux d’autres peuples, la Bible raconte que Dieu parla à Abraham, qu’Abraham parla à Dieu, qu’il y eut entre les deux un constant et naïf échange. Trait valable pour les patriarches qui suivront Abraham et pour toute l’histoire ultérieure du peuple choisi en Abraham. Nous ressentons là l’aspect le plus remarquable et le plus typique de la narration biblique : elle admet comme allant de soi, comme une conséquence naturelle de la structure du monde, le dialogue entre le divin et l’humain. La Parole n’est pas offerte à tous les hommes ; mais elle l’est toujours à quelques-uns. Ces appelés à l’intimité divine, ce sont précisément les prophètes. Ils accèdent à un degré de révélation que la Bible appelle le face à face, et dont on perçoit la réalisation plus ou moins parfaite dans chacune des révélations prophétiques relatées par la Bible. Qu’Abraham soit de ceux qui participent à ce dialogue, cela fait de lui, immédiatement, un prophète.

Mais l’intimité avec Dieu a, chez Abraham, une nuance particulière que l’on ne rencontre que chez les plus éminents parmi les prophètes bibliques. L’admirable deuxième partie du chapitre 18 de la Genèse n’est pas seulement un pathétique dialogue entre un homme et Dieu ; c’est le récit d’une collaboration entre le divin et l’humain dans la marche du monde. Dieu a besoin des hommes pour réaliser ses desseins ; il n’est pas entièrement libre d’équilibrer sa création, il lui faut pour cela le concours de la créature. La justice est le fruit d’une coopération entre Dieu et l’humanité : Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire (Gen. 18,17) ? Les hommes d’élite sur lesquels Dieu peut et doit compter, sans lesquels l’oeuvre de Dieu risque d’échouer, ce sont les prophètes. Vous savez bien que mon Maître l’Eternel ne fait rien sans qu’il n ‘ait révélé son dessein à ses serviteurs les prophètes! Cette certitude d’Amos (Am. 3,7) est sous-jacente au chapitre de la Genèse.

Le prophète qui «se met en route».

Enfin, Abraham est le prophète qui se met en route. La première parole adressée par Dieu à Abraham est une exigence d’arrachement. Le thème de l’altération qui apparaît dans des formes nuancées chez tous les prophètes, se présente ici avec toute la rigueur d’un absolu. Abraham devient prophète en quittant sa famille, son pays - en devenant autre. Sur la route de Haran, Abraham marche seul, vers l’inconnu, vers le pays que Dieu lui montrera (Gen. 12,1). Dieu le trouvera n’importe où. Dieu conclut alliance avec un nomade. La prophétie est une marche commune. C’est l’expression même que choisira Amos pour la définir. On la perçoit réalisée dans l’existence d’Abraham.


Notes :

  1. En particulier Moïse, Amos et Jérémie. Retour au texte
  2. Cf. Jér. 42,1-6 ; Ez.20,1. Retour au texte

Extrait de : L’essence du prophétisme, p. 164-167, P.U.F. 1955,
nouvelle édition Calmann-Lévy, 1983.

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