Lappel dAbraham se double dune mission; il est envoyé auprès des autres hommes pour communiquer le message divin. Le texte limite la communauté humaine quAbraham doit affronter à sa propre famille : Car je lai élu afin quil prescrive à ses enfants et à sa maison après lui dobserver le chemin de lEternel, en pratiquant la charité et la justice, afin que Dieu accomplisse sur Abraham ce quil a déclaré à son égard (Gen.18,19). Cet important verset dévoile la relation existant entre lélection (désignée par le terme de yadôa) et la mission. La promesse faite à Abraham ne se réalisera pas parce quAbraham a été élu, mais parce quil aura transmis aux autres (ici : à sa famille) le message quil a reçu de Dieu. Cest le schéma prophétique la réalisation de la prophétie ne dépend pas seulement de la révélation faite au prophète, mais de sa communication aux autres hommes et de lusage que ceux-ci en feront.
Dans le verset Gen. 20,7 qui le désigne comme nabi, Abraham est lintercesseur auprès de Dieu. Abimélék a besoin de sa médiation, de sa prière, pour obtenir sa guérison. Cest une fonction commune à tous les prophètes. Jérémie na pas oublié que Moïse et Samuel furent de la lignée de ces grands intercesseurs (Jér. 15,1) ; il avait lui-même été plusieurs fois sollicité par le peuple, comme Ezéchiel (2). Ce quil faut retenir à propos dAbraham, cest que lui nest pas sollicité par le peuple, mais par un individu.
Au chapitre 14 de la Genèse, Abraham a les traits dun guerrier inspiré. Il ressemble aux chophtim, aux juges, que lesprit de Dieu lance dans la bataille. Ailleurs, il tient du prophète cultuel. Lappel révélateur de Dieu saccompagne souvent de lérection dun autel et de loffrande dun sacrifice, actes rituels par lesquels paraissent se manifester et la parole que Dieu adresse à Abraham et celle quAbraham adresse aux hommes. Ce lien avec le sacerdoce est vivement illustré par la confrontation avec Malkitsédék. Face au prêtre de Salem, Abraham est le prophète-prêtre de Dieu (Gen. 14,20).
Mais ces variantes de lexpérience prophétique dAbraham peuvent paraître conventionnelles et ne pas concerner la nature réelle du prophétisme dAbraham. Celle-ci se manifeste encore sous dautres aspects, plus substantiels quoique moins visibles de prime abord.
La dominante de lexpérience religieuse dAbraham, cest le dialogue permanent avec Dieu. Avec une simplicité et une spontanéité qui, même du point de vue purement littéraire, na pas son égal dans les documents religieux dautres peuples, la Bible raconte que Dieu parla à Abraham, quAbraham parla à Dieu, quil y eut entre les deux un constant et naïf échange. Trait valable pour les patriarches qui suivront Abraham et pour toute lhistoire ultérieure du peuple choisi en Abraham. Nous ressentons là laspect le plus remarquable et le plus typique de la narration biblique : elle admet comme allant de soi, comme une conséquence naturelle de la structure du monde, le dialogue entre le divin et lhumain. La Parole nest pas offerte à tous les hommes ; mais elle lest toujours à quelques-uns. Ces appelés à lintimité divine, ce sont précisément les prophètes. Ils accèdent à un degré de révélation que la Bible appelle le face à face, et dont on perçoit la réalisation plus ou moins parfaite dans chacune des révélations prophétiques relatées par la Bible. QuAbraham soit de ceux qui participent à ce dialogue, cela fait de lui, immédiatement, un prophète.
Mais lintimité avec Dieu a, chez Abraham, une nuance particulière que lon ne rencontre que chez les plus éminents parmi les prophètes bibliques. Ladmirable deuxième partie du chapitre 18 de la Genèse nest pas seulement un pathétique dialogue entre un homme et Dieu ; cest le récit dune collaboration entre le divin et lhumain dans la marche du monde. Dieu a besoin des hommes pour réaliser ses desseins ; il nest pas entièrement libre déquilibrer sa création, il lui faut pour cela le concours de la créature. La justice est le fruit dune coopération entre Dieu et lhumanité : Vais-je cacher à Abraham ce que je vais faire (Gen. 18,17) ? Les hommes délite sur lesquels Dieu peut et doit compter, sans lesquels loeuvre de Dieu risque déchouer, ce sont les prophètes. Vous savez bien que mon Maître lEternel ne fait rien sans quil n ait révélé son dessein à ses serviteurs les prophètes! Cette certitude dAmos (Am. 3,7) est sous-jacente au chapitre de la Genèse.
Enfin, Abraham est le prophète qui se met en route. La première parole adressée par Dieu à Abraham est une exigence darrachement. Le thème de laltération qui apparaît dans des formes nuancées chez tous les prophètes, se présente ici avec toute la rigueur dun absolu. Abraham devient prophète en quittant sa famille, son pays - en devenant autre. Sur la route de Haran, Abraham marche seul, vers linconnu, vers le pays que Dieu lui montrera (Gen. 12,1). Dieu le trouvera nimporte où. Dieu conclut alliance avec un nomade. La prophétie est une marche commune. Cest lexpression même que choisira Amos pour la définir. On la perçoit réalisée dans lexistence dAbraham.
Notes :