Car si le thème du Livre dEzéchiel est celui de lexil et de la rédemption, on reconnaîtra que lagencement interne du livre développe ce thème sur celui de lexil et de la rédemption de la parole. Le silence est, dans ce thème, lacteur principal... Cest autour de lui, grâce à lui, malgré lui, contre lui, que tout se défait et se fait. Il entre en scène dès les tous premiers chapitres, au verset 26 du chapitre 3 : Vénéélamta, dorénavant, dit Dieu à Son prophète, tu seras muet, et, dorénavant, le silence ne quittera plus la scène.
La prophétie dEzéchiel, - une prophétie muette ! Constatation scandaleuse. Et comme pour mieux mettre en relief le scandale, le silence nest pas épars et diffus dans la prophétie dEzéchiel ; il réapparaît explicitement à deux moments clés qui constituent des tournants décisifs dans la vie du prophète, et aussi dans la structure de son livre.
Le premier de ces moments, nous le repérons au chapitre 24 , ce chapitre solennellement médiateur au centre dun livre qui en compte quarante huit. Au début de ce chapitre litté ralement central, mais qui lest aussi spirituellement, Ezéchiel apprend que ce jour même (nous sommes le 10 du mois de Tévét 588), le siège de Jérusalem vient de commencer, marquant linéluctable début de la catastrophe. Au milieu du chapitre, Dieu annonce au prophète que sa femme va mourir, dune mort subite, dans la nuit même, et que le veuvage silencieux dEzéchiel symbolisera, par avance, le veuvage dIsraël, bientôt privé de son Temple voué à la mort. Et cest à la fin de ce chapitre que le prophète Ezéchiel, blessé dans sa chair et son âme au point le plus intime, sentend dire quune période de silence prophétique va sinstaurer jusquà un moment précisé, lui aussi, par avance (v. 26-27) :
Ce jour-là, voici quil surgit aux versets 21 et 22 du chapitre 33 du Livre dEzéchiel :
Ainsi, lorsque avec un retard de quelques mois, dû à la longueur dun voyage dangereux, le rescapé vient apprendre à Ezéchiel que le 9 ab 586, Jérusalem est tombée, cest la fin du silence qui avait débuté au chapitre 24.
Du chapitre 3 au chapitre 33, la coupe du Livre dEzéchiel est donc particulièrement nette, et elle est scandée au rythme du silence: une première période de silence, du chapitre 3 au chapitre 24; une intensification de cette période, du chapitre 24 au chapitre 33 ; puis la fin du silence, la résurrection de la Parole qui dormait sans doute parmi les ossements desséchés que la prophétie fait revivre au chapitre 37.
Mais, direz-vous, ce silence est-il vraiment un silence ? A parcourir le Livre dEzéchiel, limpression se fortifie que ce silence est bien éloquent, puisquen fin de compte, ni entre les chapitres 3 et 24, ni entre les chapitres 24 et 33, les pages du Livre dEzéchiel ne sont blanches; elles ne sont pas non plus hors sujet. Quelque chose a été dit par le prophète, et ce dire a percé le silence et est venu s inscrire sur les pages du Livre biblique dEzéchiel !
En effet, le paradoxe dune prophétie muette implique évidemment une technique interne sur le sens de laquelle il faut nous interroger.
Ecartons immédiatement les solutions le plus généralement offertes par les exégètes : elles situent le paradoxe dans les zones subjectives de la psychologie, voire de la physiologie dEzéchiel. Le prophète serait sujet à des crises de paralysie partielle et daphasie (Hölscher), à des moments de dépressions nerveuses ou dhypocondrie qui linciteraient à fuir la société des hommes et à semmurer dans son moi (Yehezquel Kaufmann). Ces interprétations font fi de laspect dialogal du paradoxe : ce nest pas le prophète seulement qui choisit le silence, mais cest Dieu, également, qui utilise le silence comme expression de Sa Parole.
Le silence dEzéchiel nest ni dordre physiologique ou psychologique, ni dordre sociologique; il est dordre prophétique, je veux dire quil nest ni horizontal, ni égocentrique, mais quil tient aux raisons verticales qui font dun simple individu humain un partenaire de Dieu. Laventure du silence dEzéchiel ne peut donc tenir aux caprices dune humeur et elle ne peut sexpliquer par le va-et-vient dun caractère. Elle a des racines beaucoup plus profondes...
Le silence dEzéchiel nest ni dordre physiologique, ni dordre sociologique, ni dordre psychologique. Il est dordre prophétique, je veux dire quil tient à des motivations liées au phénomène complexe dune vocation.
La scène de la vocation prophétique dEzéchiel, qui occupe les trois premiers chapitres de son Livre, est une scène de silence. Lorsque le silence surgit au verset 26 du chapitre 3, il ne tombe ni du ciel, si jose dire, ni ne sélève de la terre : il est le fruit dune rencontre dramatique entre le ciel et la terre, rencontre dans laquelle le terme dramatique doit être pris dans son sens le plus littéral, car Dieu et lhomme y jouent un jeu dont lenjeu est la liberté. Loriginalité structurale du Livre dEzéchiel est dans ce rôle double du silence : il fournit au Livre son armature, mais la clé de cette armature nest pas en dehors du Livre; elle peut et doit se découvrir dès les premières pages du Livre. On pourrait dire, en résumant, que, dans le Livre dEzéchiel , le silence tient le rôle du prologue et de lacteur principal dun drame.