Or, il ny a pas dautre prière prophétique que celle-là. Partout où lon retrouve une prière dans la bouche dun prophète, elle a ce caractère dentière liberté. Elle nest ni louange ni reconnaissance, car la louange ou la reconnaissance sont fondées sur les sentiments positifs de la majesté de Dieu ou de sa bonté. Mais la prière des prophètes jaillit de lhomme et de son angoisse devant linexpliqué. Elle ne repose pas sur une affirmation, mais sur une question. Elle est souvent désignée par le terme de tephilla, qui est loin de loraison et proche du débat (1). La prière prophétique est créée par lhomme. Elle ne répète pas ce quelle a entendu ou vu. Elle introduit dans le monde une parole nouvelle. La prière des prophètes cest le davar de lhomme à côté du davar de Dieu.
Cest, en effet, dans le face à face seulement que surgit la prière. Lorsque le prophète ressent être en communication avec Dieu, tout en restant séparé de lui ; lorsquil pressent, par la signification de la vision, par la connaissance de la ruah, être en face dun partenaire, mais dun partenaire qui ne se donne pas entièrement, qui réserve un reste de son mystère. Cest autour de ce reste que se brode la prière. Lorsquil est résorbé, lorsque Dieu est vu dans toute sa clarté, le prophète na plus de prière. Il a recours, alors, au silence. Lexemple en est fourni par Job. Face à linexplicable, Job prie. Sa dialectique est une inlassable prière, nourrie par une question harcelante et irrésolue, qui le tenaille dans sa chair et dans son âme. Mais lorsque linterlocuteur divin paraît enfin et se justifie, Job se tait : il met sa main devant la bouche (Job, 40,4). La prière prophétique est la question posée par lhomme à Dieu. Elle s évanouit lorsque Dieu répond. Elle na de sens que devant le silence de Dieu ou (dans labsolu cela revient au même) devant une question de Dieu. Lorsque Dieu nest pas lEtre qui, en se révélant, répond à toutes les questions, résout tous les problèmes, et, se définissant lui-même, définit et arrête le monde entier dans un intégral expliqué, mais lorsquen se révélant, Dieu implique le monde dans son propre inconnaissable, comme si, pour se connaître, il lui manquait de connaître le monde, alors surgit la prière du prophète. Elle est la parole de lhomme dont Dieu a besoin.
Léconomie biblique de la Parole est construite sur la prière prophétique. Il y a, dans la Bible, un face à face de Dieu et de lhomme que nous avons appelé dialogue, mais dont il faut bien sentir quil nest pas simplement transmission de Parole, mais dialogue authentique, où la Parole de lun est aussi intensément attendue que la Parole de lautre. La signification étonnante de la prière prophétique, cest que la Parole de Dieu nest ni égoïste ni jalouse. Elle cherche la Parole humaine. Le monologue divin veut être interrompu. Isaïe le comprend immédiatement lorsquil donne réponse à la question que Dieu se pose à lui-même (2). Ezéchiel met plus de temps à saisir que ce qui, en face de lui, se parlait à soi-même, demandait à être dialogué avec le prophète (3). En certaines de ses pages, la Bible expose naïvement le désir de Dieu dêtre entendu, et de voir, en quelque sorte, son angoisse partagée. Cacherai-je à Abraham ce que je vais faire ?... Dieu ne fait rien sans révéler son secret à ses serviteurs les prophètes! Nous avons indiqué ce quil y a déminemment prophétique dans cette conception qui fait du prophète linstrument de labsolu. Mais ce nest pas un organe que Dieu cherche, cest un partenaire. Le dialogue entre Dieu et Abraham fait comprendre à Dieu sa propre justice, dont il ne connaissait pas lui-même tout le contenu. Abraham a parlé longuement, et sa Parole a permis, en effet, de clarifier la notion de justice. Mais la clarté de la justice nest pas encore complète
Abraham, à un certain moment, sest arrêté de parler. Il a suspendu le dialogue. Et un reste de mystère recouvre la justice. Lélucidation aurait porté plus loin, si Abraham navait pas cessé de parler. Le dialogue entre Dieu et les prophètes reprend, en variantes nombreuses, cet effort de clarification. Il ne sagit plus seulement de justice, mais de tout ce qui, dans lhistoire du monde, fait question, de tout ce qui, dans lhistoire de lhomme, pose problème. Dieu se révèle, mais quest cet envoi desprit et de parole sinon le signe dun désir? Où es-tu? Question naïve, posée par Dieu à Adam (4), non pas parce que celui-ci vient de se perdre, mais parce que Dieu vient de le perdre. Dieu ne trouve plus cet Adam dont la Parole lui est indispensable. Le péché ne brise pas lhomme. Il brise le « Trône » (5).
Aussi bien, devant cette cassure, lhomme demande-t-il : 0ù est Dieu ? (6) Jérémie reproche aux prêtres de ne pas poser cette question, de saccommoder dune paix cosmique illusoire, alors que la paix est à reconstruire sur les ruines du monde. Jérémie prie, parce quil sent que Dieu nest pas entièrement dans la prophétie quil lui envoie, que la prophétie elle-même nest pas une fin en soi, mais un chemin dans la ruine, un appel dans la déchirure. La prière de Jérémie nest pas née de la présence de Dieu, mais de son lointain. Et cest cette prière qui a ramené Dieu. Comme la prière dAbraham a clarifié la justice, la prière de Jérémie a clarifié la présence de Dieu. Mais comme la prière dAbraham, en sarrêtant, a laissé dans le mystère quelque chose de la justice, la prière de Jérémie, en sinterrompant, a confié au mystère un reste de la présence de Dieu. Le dialogue individuel est nécessairement limité. De la question posée par Dieu, le prophète ne peut entendre quun fragment. Mais il en appréhende, par une intuition certaine, lintégrale portée, parce que son existence est intégrée à celle du peuple biblique. La prière prophétique tend vers sa signification plénière dans la mesure où elle nest plus Parole dun homme, mais Parole dIsraël.
Notes :