Moïse


Gustave Doré : Moïse
Moise

Lorsqu’en 1945, après la longue et tragique nuit du Troisième Reich, un lendemain chanta, dix écrivains se réunirent pour dresser un premier bilan provisoire des illusions crevées et des espoirs possibles. Pourquoi dix ? Parce qu’ils avaient la conviction que les mines de l’univers ne pourraient se transformer en matériaux de l’avenir que sous le signe du Décalogue. La Loi avait été violée jusque dans ses fondements; il fallait qu’elle fût restaurée jusque dans ses faîtes, pour que le monde à nouveau s’équilibrât. Chacun des dix commandements mettait en cause le tout de la vie du monde, et les dix écrivains se relayèrent pour éclairer chacun les principes de l’un de ces commandements. Il apparut alors tout naturellement que la première Parole du Décalogue, celle de la Présence Divine à côté de l’homme Je suis I’Eternel, ton Dieu, ne pouvait mieux s’illustrer que par la vie et la pensée de Moïse, qui fut l’architecte du Décalogue entier. Ainsi, Moïse en sa personne et Moïse en son symbole des Tables de la Loi fournissaient la base et le plan d’un monde nouveau et différent (1).

Mais pourquoi fallut-il que Thomas Mann, chargé de la rédaction du portrait de Moïse qui devait incarner le premier Commandement, échouât dans sa tâche ? Son Moïse est de confection mièvre, fade, trop semblable aux Moïse préfabriqués que les librairies pieuses ou profanes offrent à tout venant sur leurs rayons de théologie ou d’histoire.

Si Thomas Mann avait mieux compris son thème, il aurait fait véritablement de Moïse l’homme du premier commandement, l’homme donc que Dieu recherche, désigne, empoigne : Je suis TON Dieu. Homme dont la personne est éternellement seconde et interpellée, qui n’est jamais seul en son moi, dont la solitude ne peut être qu’illusion et mirage, et qui , tôt ou tard, dans le baiser ou dans la blessure, rencontre son Interlocuteur.

Il aurait montré encore comment Moïse a compris ce tutoiement divin: non comme un appel lancé à une personne individuelle, ni comme une invitation faite à l’humanité entière, mais comme la Parole dite, une fois pour toute, au peuple juif. Peuple auquel désormais l’évasion devient impossible. Etre comme les autres ? Toi qui es l’Autre, le second, le partenaire ? Dieu est sur ta route, il est ton chemin et ta barrière, ton berger et ton loup, ton père et ton juge, ton époux dans l’amour et dans la jalousie. Caché ou révélé, il t’accompagne et lorsque tu crois lui échapper, c’est vers lui que tu te diriges. Dans l’altérité absolue de ton existence, tu es celui dont l’être est à Moi.

Le « mystère » d’Israël si solennellement affirmé en notre siècle ne se comprend entièrement qu’au regard de Moïse. Ni Abraham, ni Osée, ni Jérémie n’ont, avec une conviction semblable à celle de Moïse, pensé et vécu ce qu’il y a d’irremplaçable en Israël. Notre Père, disent les Juifs en parlant d’Abraham; notre Maître, en évoquant Moïse. Différence importante, mais beaucoup moins capitale que celle-ci : Abraham est le père de la multitude des peuples, alors que Moïse est le Maître de ce peuple ; en Moïse, au sein de la même communion, se réalise l’irréductible vocation du peuple juif.


Note :

Les Dix Commandements. Récits sur le guerre de Hitler contre le loi morale, Paris, Albin Michel, 1946. Thomas Mann : Le 1er commandement, p. 17.     Retour au texte

Extrait de : Moïse et la vocation juive, p. 20-23, éd. Seuil 1956,
récemment réédité.

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