Dans cette lecture, Dieu ne prend aucun risque. Il installe Abraham dans un système harmonieusement préétabli. Jappelle cette conception la théologie du pont suspendu. Elle place, en face de lAlpha de cette rive, sur lautre rive, un Oméga, aussi solidement ancrés, lun et lautre, en terre ferme, que les piliers symétriques dun pont suspendu. Advienne que voudra sur le pont, et son tablier fût-il vibrant au point de donner parfois limpression de céder, il tient bon! Abraham franchit le pont sans risque de se perdre. Je le répète, il y a un happy-end.
Jemploie à dessein ce terme lénifiant pour mieux souligner combien la tradition juive a souvent protesté contre cette lecture optimiste de lAquéda.
Déjà, le midrach talmudique atténue laspect sécurisant de la conclusion, en introduisant dans le récit le thème de la mort. Le midrach sait, en effet, que le Satan est accouru chez Sara, avant le retour dAbraham et dIsaac, pour lui annoncer que le sacrifice avait été consommé. Et Sara, ignorante du but pour lequel les deux sétaient mis en route, meurt dépouvante en apprenant lhorrible nouvelle. Abraham retrouve, certes, son fils. Mais il ne retrouve pas son épouse. Et Isaac ne retrouve pas sa mère. Le midrach transmute ainsi en tranche dexistence réelle et tragique le "happy end " du récit de l Aquéda. Il ne touche toutefois pas à «"la survenue de lAnge" dont la Parole arrête, au moment décisif et voulu, le bras dAbraham.
A lencontre de la théologie des ponts suspendus se dégage ici ce que jappelle la théologie de lArche brisée. Elle introduit dans le bel édifice de lEpreuve lindice dinsécurité, ne protégeant le pont contre aucune secousse accidentelle, ne garantissant lhomme qui le franchit contre aucun risque, fût-il mortel, nassurant à la fin elle-même aucun crédit, laissant lavenir ouvert à limprévisible, fût-il irréparable.
Or, telle est la situation de Job. Après le prologue qui nest pas, comme dans l Aquéda, un dialogue entre Dieu et lhomme, mais un dialogue entre Dieu et le Satan, et un procès de lhomme à huis-clos, laccusé lui-même nayant pas accès à la scène du débat; après la longue et intolérable "suspension" de 37 chapitres de Silence de Dieu, face aux cris de Job et aux palinodies de ses amis; après un dialogue, enfin, entre Dieu et Job, mais dans lequel aucune réponse de Dieu ne sapplique à aucune question de Job; après tout cela, il ny a pas, dans lépilogue, de happy-end. Car Job a, certes, dautres enfants, mais les enfants morts au premier chapitre du récit, sont morts et restent morts. Laventure de Job nest pas celle de la Belle au Bois Dormant. Elle est celle du risque. En provoquant Job, Dieu a pris un risque - et le pont a craqué. Job est seul, coupé de ses enfants par louragan de la Mort, et si dautres enfants lui sont donnés, aucun de ses enfants morts ne lui est re-donné. La solitude de Job est en contraste absolu avec "lensemble" qui relie Isaac à Abraham. Le silence barre le Livre de Job en une diagonale déchec suprême : léchec de la mort. Dans sa survivance à la tragédie, Job porte en lui une incurable blessure, qui nest pas seulement psychique, mais aussi physique. Son corps et son âme ont été mutilés simultanément et le restent simultanément aussi.
Or cest cela notre survivance, après la Shoa. Notre âme-et-corps ont été mutilés ensemble. Et cette mutilation na jamais été compensée et ne pourra lêtre jamais. Autant la Shoa était im-pensable, autant elle est et reste in-compensable.