Après Auschwitz, Job sans cesse revisité.


Gustave Doré : l'épreuve d'Abraham (détail montrant Isaac)
Isaac
Abraham est prêt à obéir à l’ordre divin et à sacrifier son fils. Mais l’Ange surgit au moment suprême, arrête le bras d’Abraham, et Isaac est sauvé. Le père et le fils ont fait ensemble l’ascension du Mont Moria. Ils en redescendent ensemble. Cela tient à la structure même de toute épreuve : elle est mathématique, elle est soumise, comme l’éclipse astronomique, à un mécanisme précis qui ne peut pas être pris en défaut. Dès l’extinction de la Parole, tout est réglé pour qu’elle ressurgisse. Sans doute, durant le temps de la suspension, la tension est grande ; la suspension crée un suspense. Abraham aurait pu, durant les trois jours du voyage, fléchir dans sa foi, abandonner le projet et revenir, avec Isaac, chez Sara. Va-t-il tenir dans l’épreuve ? Oui, il tient, ce qui provoque automatiquement l’intervention de l’Ange et le salut. Au lieu de revenir chez Sara avec Isaac, en vaincu de la foi, il revient chez elle, avec Isaac, en chevalier vainqueur. Mais, dans les deux cas, le dénouement est assuré: c’est ensemble et vivants qu’Abraham et Isaac reviennent chez Sara. Il y a happy-end.

Dans cette lecture, Dieu ne prend aucun risque. Il installe Abraham dans un système harmonieusement préétabli. J’appelle cette conception la théologie du pont suspendu. Elle place, en face de l’Alpha de cette rive, sur l’autre rive, un Oméga, aussi solidement ancrés, l’un et l’autre, en terre ferme, que les piliers symétriques d’un pont suspendu. Advienne que voudra sur le pont, et son tablier fût-il vibrant au point de donner parfois l’impression de céder, il tient bon! Abraham franchit le pont sans risque de se perdre. Je le répète, il y a un happy-end.

J’emploie à dessein ce terme lénifiant pour mieux souligner combien la tradition juive a souvent protesté contre cette lecture optimiste de l’Aquéda.

Déjà, le midrach talmudique atténue l’aspect sécurisant de la conclusion, en introduisant dans le récit le thème de la mort. Le midrach sait, en effet, que le Satan est accouru chez Sara, avant le retour d’Abraham et d’Isaac, pour lui annoncer que le sacrifice avait été consommé. Et Sara, ignorante du but pour lequel les deux s’étaient mis en route, meurt d’épouvante en apprenant l’horrible nouvelle. Abraham retrouve, certes, son fils. Mais il ne retrouve pas son épouse. Et Isaac ne retrouve pas sa mère. Le midrach transmute ainsi en tranche d’existence réelle et tragique le "happy end " du récit de l’ Aquéda. Il ne touche toutefois pas à «"la survenue de l’Ange" dont la Parole arrête, au moment décisif et voulu, le bras d’Abraham.

A l’encontre de la théologie des ponts suspendus se dégage ici ce que j’appelle la théologie de l’Arche brisée. Elle introduit dans le bel édifice de l’Epreuve l’indice d’insécurité, ne protégeant le pont contre aucune secousse accidentelle, ne garantissant l’homme qui le franchit contre aucun risque, fût-il mortel, n’assurant à la fin elle-même aucun crédit, laissant l’avenir ouvert à l’imprévisible, fût-il irréparable.

Or, telle est la situation de Job. Après le prologue qui n’est pas, comme dans l’ Aquéda, un dialogue entre Dieu et l’homme, mais un dialogue entre Dieu et le Satan, et un procès de l’homme à huis-clos, l’accusé lui-même n’ayant pas accès à la scène du débat; après la longue et intolérable "suspension" de 37 chapitres de Silence de Dieu, face aux cris de Job et aux palinodies de ses amis; après un dialogue, enfin, entre Dieu et Job, mais dans lequel aucune réponse de Dieu ne s’applique à aucune question de Job; après tout cela, il n’y a pas, dans l’épilogue, de happy-end. Car Job a, certes, d’autres enfants, mais les enfants morts au premier chapitre du récit, sont morts et restent morts. L’aventure de Job n’est pas celle de la Belle au Bois Dormant. Elle est celle du risque. En provoquant Job, Dieu a pris un risque - et le pont a craqué. Job est seul, coupé de ses enfants par l’ouragan de la Mort, et si d’autres enfants lui sont donnés, aucun de ses enfants morts ne lui est re-donné. La solitude de Job est en contraste absolu avec "l’ensemble" qui relie Isaac à Abraham. Le silence barre le Livre de Job en une diagonale d’échec suprême : l’échec de la mort. Dans sa survivance à la tragédie, Job porte en lui une incurable blessure, qui n’est pas seulement psychique, mais aussi physique. Son corps et son âme ont été mutilés simultanément et le restent simultanément aussi.

Or c’est cela notre survivance, après la Shoa. Notre âme-et-corps ont été mutilés ensemble. Et cette mutilation n’a jamais été compensée et ne pourra l’être jamais. Autant la Shoa était im-pensable, autant elle est et reste in-compensable.


Extrait de : Jérusalem, vécu juif et message , pp. 92-95, Editions du Rocher, 1984.

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