Cette lettre, écrite probablement en avril 1953, en réaction à l’article substantiel du Père Paul Démann sur "Israël et l’unité de l’Église" paru dans les Cahiers Sioniens (n° 1, 1953, p. 1-24), a été publiée dans le numéro suivant (n° 2-3, juin-septembre 1953).
Mon Père,
Répondant à votre désir d’accueillir un écho juif à votre article sur "Israël et l’unité de l’Église", je crains, certes, de devoir, dans les limites de cette lettre, passer beaucoup trop rapidement sur les questions essentielles soulevées par votre méditation, mais je suis pleinement conscient aussi de la portée fondamentale de votre appel et, obligé d’écarter certains problèmes accessoires, c’est ce souci profond que je ne voudrais point perdre de vue.
La réconciliation future est le rêve légitime de tout esprit religieux. La connaissance du Dieu unique paraît nécessairement devoir engendrer la nostalgie d’une humanité unique. Et par une réaction spontanée de son âme religieuse, le Juif aurait de la peine à refuser de joindre sa prière à celles d’autres qui demandent l’avènement de l’unique et universel Peuple de Dieu.
Et pourtant, le Juif est en droit de se demander si sa longue histoire en tant que peuple de Dieu, sa situation permanente dans l’isolement sacré, ne sont vraiment qu’une étape préparatoire ; s’il n’y a pas dans son élection propre, dans sa persistance en dehors des nations, une signification absolue. L’aspiration à l’unité totale de l’humanité n’est-elle pas une illusion ? Le domaine de nos devoirs à l’égard de Dieu n’est-il pas celui où il faut le plus se méfier de confondre les pensées de notre cœur avec les intentions de Dieu ?
À côté des passages bibliques innombrables où est affirmée, d’âge en âge et pour l’éternité et pour l’éon dernier, l’unicité d’Israël à côté ou au sein des autres nations, les textes faisant entrevoir la constitution de l’humanité entière en un seul peuple de Dieu sont si rares, si obscurs aussi, que s’impose la théologie d’un Israël singulier, laissant dans l’ombre celle d’un Israël catholique (1). La prière biblique, telle qu’elle a été accueillie et amplifiée par la Synagogue, n’est pas une prière pour amener tous les hommes au Peuple de Dieu, mais pour les amener, tous, à Dieu (2).
Il y a, entre Juifs et Chrétiens, une manière radicalement différente d’envisager l’univers. Le christianisme voit dans l’humanité comme une juxtaposition d’individus qui, gagnés un à un à la grâce, formeront un jour l’unique peuple de Dieu (3). Pour le Juif, l’humanité est un assemblage de nations, ayant chacune son visage propre, son rôle spécifique à jouer dans l’histoire. Au jour de la rédemption messianique, c’est encore selon les groupes et les divisions en nations que les hommes viendront au-devant du Messie pour l’accueillir et lui permettre de réaliser le royaume de Dieu. "En ce jour-là, il y aura un rejeton de Jessé qui se dressera comme la bannière des peuples ; les nations se tourneront vers lui et sa résidence sera entourée de gloire" (Isaïe XI:10). "Et ainsi de nombreux peuples et de puissantes nations viendront rechercher l’Éternel Cébaot à Jérusalem et rendre hommage à l’Éternel" (Zacharie VIII:22). Et la grandiose vision finale de Zacharie (XIV:16) nous présente tous les peuples montant chacun vers Jérusalem pour y célébrer, avec le peuple d’Israël, les Souccot universelles.
Cette séparation des hommes par peuples, c’est-à-dire par espèces, n’est pas une simple figure de style ; elle touche à des notions tout à fait fondamentales de la pensée juive. Celle-ci attache une valeur essentielle au premier chapitre de la Genèse qui insiste si fortement sur la création de tous les êtres vivants, végétaux et animaux, leminéhém, selon leur espèce. Il y a, de par la volonté divine, une différenciation qui se retrouve à tous les échelons de la vie de la planète, et qui doit être maintenue : chaque espèce a son autonomie, sa particularité, sa valeur : elle doit être respectée dans son intégrité (4).
Pour l’homme, la situation aurait pu être différente : créé unique en son espèce, le couple primitif devait donner naissance à un seul peuple humain. Mais ce premier peuple fut anéanti par les eaux du déluge : dès Noé, c’est la séparation en trois peuples, Sem, Ham et Japhet, et l’éclatement des langues à la tour de Babel vint parachever l’œuvre de séparation. Dès lors, les soixante-dix peuples de la terre (selon le chiffre de Genèse X, retenu par la tradition juive) ont, eux aussi, leur vie particulière et autonome. Certes, ils sont frères : Noé, leur père, Adam, leur ancêtre, les rapprochent et les unissent tous par un lien puissant de solidarité fraternelle ; mais ils ne sont pas "frères siamois" ; chacun dispose intégralement de son propre corps, de son propre esprit ; chacun joue son rôle dans ce concert universel qui est l’harmonie des mondes.
Pour percevoir le monde en individus, le christianisme reconnaît dans la séparation des peuples une source de mal. "Les grands déchirements du Corps du Christ" ont leur racine dans le premier schisme (Israël séparé de l’Église), d’où votre espérance eschatologique d’un peuple de Dieu unique et uni. Dans sa vision "collectiviste" du monde, le judaïsme ne voit dans cette séparation des peuples aucun mal : tout le mal vient du péché individuel, c’est lui qui brise le trône de Dieu. Tout le mal, c’est la non-reconnaissance de Dieu.
Le rôle d’Israël est précisément d’apprendre aux autres l’existence du Dieu créateur. Cependant, sa mission n’est pas de ramener les peuples à Israël, mais à Dieu. Fils choisi, fils de prédilection (Jérémie XXXI:19), Israël a, en revanche, le rôle très lourd de répandre la connaissance de Dieu. Peuple de prêtres, il atteste, par son existence même et par sa soumission aux ordres divins, l’infinie souveraineté de Dieu. Mais là s’arrête sa tâche. Si des hommes venus d’autres peuples veulent s’y associer, tant mieux. Mais Israël ne fera rien pour obtenir de ces peuples qu’ils se fondent en lui. Il fera tout pour obtenir qu’ils se fondent en Dieu par un chemin de vérité, fut-il différent du sien. Chaque voix des soixante-dix peuples doit se faire entendre jusqu’à la fin des temps dans le concert des mondes : Israël ne veut pas, ne doit pas en faire nécessairement un chœur à l’unisson. Israël doit en faire un chœur polyphonique, mais où aucune voix ne soit fausse, où aucune ne chante un faux Dieu.
© : A . S . I . J . A. |