16. à l’Abbé Guy MICHEL, Épinal

André Neher répond à des questions qu’un abbé lui a posées au sujet du judaïsme, du christianisme et de l’État d’Israël.


Strasbourg, le 7 mai 1953

Monsieur l’Abbé,


Comme je suis confus de ne répondre qu’aujourd’hui à votre aimable lettre du 3 mars ! Mais vous connaissez les servitudes de notre vocation pédagogique : l’enseignement se doit d’abord aux proches, les lointains sont soumis à l’attente.

Mais voici que vous devenez proche pour moi, puisqu’un répit dans mes occupations me permet de vous répondre. Je vous suis reconnaissant de me présenter une série de questions, dont certaines pourront, je l’espère, être satisfaites, dont d’autres sont autant de questions pour moi-même que pour vous. La conscience religieuse est une enquête perpétuelle. On s’efforce de se définir, mais on ne finit pas de rester dans l’effort.


La conception actuelle du messianisme juif est liée moins à l’avènement d’une personne qu’à celui d’une époque. Époque qui pourrait très bien n’être que l’aboutissement des volontés sincèrement tendues vers l’amélioration progressive du monde. Une parole du Talmud dit que le Messie viendra quand les hommes seront tous soit justes, soit impies. Et c’est bien cette notion qui prédominerait dans une définition actuelle du messianisme juif. Le Messie étant soit le couronnement du progrès moral de l’humanité, soit l’extraordinaire et miraculeux sauveur au moment de la déchéance suprême. En tout cas, le messianisme estintimement lié à la transformation du monde. Il a une portée davantage sociale et morale que métaphysique.


Le moment où apparaît, à titre grave, la dichotomie dans la pensée chrétienne, me paraît coïncider avec la prédication de Saint Paul. Il y a, certes, avant lui, dans la doctrine des Évangiles, des orientations dualistes, elles-mêmes inspirées par certaines options juives préchrétiennes (la pensée essénienne ou apocalyptique). Mais, avec Saint Paul, le dualisme n’est plus seulement un extrémisme éthique, une discipline mettant l’accent sur l’un des éléments, dans un tout considéré cependant comme indivisible – il est l’expression même d’une théologie cosmique. Entre le corps et l’âme (la loi et la foi, la lettre et l’esprit), il y a, dorénavant, toute la distance qui sépare, inéluctablement, Satan de Dieu. C’est dans la mesure où le christianisme s’est fait de plus en plus paulinien que la dichotomie est devenue de plus en plus réelle.


Je place votre quatrième question avant votre troisième. L’opposition entre l’ordre naturel et le contre-ordre de la Torah n’est pas une élaboration originale de ma pensée. Je l’adopte parce qu’elle me paraît très juste. Je l’ai trouvée, exposée en langue allemande, chez Franz Rosenzweig (mort en 1929, ami de Martin Buber) et, plus récemment, en langue française, dans un chapitre de Plus ou moins homme, de Vercors. Je ne pouvais, évidemment, dans une conférence, faire la fastidieuse énumération de mes sources. Je suis heureux maintenant de pouvoir vous les signaler. L’une d’elles, au moins, vous est accessible, et je crois pouvoir vous demander, simplement, pour vous éclairer sur ce point, de lire l’ouvrage de Vercors. Vous me direz, alors, si, oui ou non, il vous semble que je me nuance par rapport à Vercors.


Votre troisième question (stabilité et insécurité en matière religieuse) va rester en suspens. Je ne puis, en effet, que sentir comme vous quelles graves tentations la sécurité fournit à l’âme religieuse. Lorsque j’aperçois un élément "providentiel" dans la stabilité qu’offre au judaïsme actuel l’instauration de l’État d’Israël, je vois cela sur le plan sociologique. Je ne puis pas croire que le sauvetage réalisé par l’État d’Israël, après la terrible catastrophe du judaïsme européen, soit dû à des raisons humaines seulement. J’y reconnais le salut de Dieu, la "providence". Mais j’y reconnais aussi, au sein même de la délivrance, une volonté de Dieu. Et ici, je sais bien que cette volonté ne peut pas être conformiste et désirer la quiétude pour elle-même. Mais n’y a-t-il pas, dans la manière même dont l’État s’instaurera, un risque à courir ? Un exaltant risque religieux, celui-là même d’une repensée et d’une refonte des attitudes religieuses juives ? Si, dépassant le plan "providentiel", l’État d’Israël consent à se hisser sur le plan d’une vocation messianique ou, pour le moins, prophétique, c’est-à-dire indicative de valeurs universelles, il s’affirmera non seulement comme un miracle, mais comme une promesse. Et cette promesse, certes, ceux qui s’emploieront à la réaliser ne pourront pas le faire dans la quiétude. Ce sera un risque constant. Quel dynamisme salutaire pour ceux qui sont prêts à l’assumer !


Je souhaite, Monsieur l’Abbé, vous avoir fourni quelques modestes éclaircissements. Veuillez, je vous prie, croire à mes sentiments dévoués.


André Neher


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