9. au Rabbin Isaac-Marc CHOUCROUN, Dijon

En juillet 1951, André Neher et sa femme font leur premier voyage en Israël. Cette lettre, écrite peu après leur retour, reflète une réflexion mûrie sur le terrain.


Strasbourg, le 5 octobre 1951

Mon cher ami,


[…] Je suis content d’avoir une occasion de m’entretenir – de loin, hélas – avec vous de ce grave problème religieux en Israël – que je considère comme le plus sérieux pour l’avenir d’Israël et de la Gola. Pour résumer par avance mes conclusions, je vous dirai que l’immense majorité des faits et des impressions m’oblige à un pessimisme énorme, mais qu’une minorité, petite en quantité, grande en essence, m’amène à un optimisme supérieur aux raisons de désespérer.


Vous me demandez s’il y a un fossé irrémédiable entre datiim et lo datiim. Je vous réponds : oui, et ce fossé se creuse davantage chaque jour. C’est que tout se joue là-bas sur le plan politique. Le classement "religieux"-"non religieux" ne correspond pas à des convictions, à des sentiments, à des attitudes intérieures, mais uniquement à des options politiques. Est dati quiconque, le jour des élections, vote pour un parti dati. Les autres sont lo dati'im. Dès lors, les deux groupes se complaisent dans un antagonisme d’autant plus funeste aux groupes religieux que ceux-ci défendent un programme traditionaliste, ce qui, sur le plan politique, devient un programme réactionnaire. La religion siège à droite. Détenant quelques leviers du pouvoir, elle en use (à mon sens : en abuse) pour imposer des restrictions à la vie publique (Chabbat, cacherout, etc.) sans les motiver, les expliquer, les faire comprendre, simplement parce que ce sont des points de son "programme".


Cependant, une minorité réagit salutairement. Ce sont les groupes ouvriers religieux - Po'aléi Agouda (1), Po'aléi Mizra'hi (2) -, parce qu’ils défendent un programme social avancé, se situent donc à gauche, et sont donc obligés de s’expliquer à eux-mêmes et aux autres la portée du problème "tradition-évolution". Même si le débat devait rester limité au niveau politique, je crois que l’influence des Po'alim (3) pourrait être bienfaisante. L’effondrement du Mizra'hi et l’ascension des Po'alim aux dernières élections paraît de bon augure.


Néanmoins, je crois que le mal est plus radical et qu’il faut se convaincre que le seul remède efficace consisterait à "dépolitiser" entièrement les groupements religieux, à les faire "siéger", non pas au Parlement, mais dans la chair de la nation, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, à en faire le levain du peuple. C’est ce qu’aperçoivent clairement quelques Juifs… ces quelques Juifs auxquels vous faites allusion. Ils sont "ouverts", "fervents", etc. Mais où sont-ils ? Paradoxalement, vous ne les trouverez guère dans les rangs religieux (au sens politique), mais chez les non-religieux (Mapaï (4) et Sionistes Généraux (5) surtout, mais même Mapam (6). Beaucoup d’entre eux ont une conscience religieuse profonde. Leur amour du judaïsme est inséparablement lié à un amour de sa doctrine, de ses rites. Mais l’animosité politique les oblige à muer cet amour en simple respect. Ou plutôt : les "religieux" (au sens politique) ne leur offrent aucune "entrée" dans une vie religieuse fervente et profonde. On les taxe d’apikorsim, parce qu’ils votent Mapaï ou Mapam !!! Ici, c’est tout un travail de bienveillance, de charité, de compréhension, de prosélytisme qu’il faudrait.


Les seuls "religieux" qui en aperçoivent la nécessité, ce sont évidemment ceux qui sont eux-mêmes fervents, croyants, plus que politisants. Vous les trouverez presque exclusivement dans les kibboutzim religieux. Et surtout dans les groupes d’origine française, hollandaise, anglaise. C’est là, dans ces noyaux d’origine occidentale, proches d’une expérience que nous avons vécue, vous et moi – celle de la guerre et de ses révolutions spirituelles – qu’est déposé le germe d’une compréhension qui pourra, un jour, se traduire par des actions. Il ne faut pas beaucoup compter sur l’Université de Jérusalem pour être un mercaz rou'hani. C’est une bonne ruche de travail, mais les professeurs y forment une caste – rarement il y a contact spirituel avec la masse.


Je suis content de pouvoir être plus près de vous par cette lettre, et de vous donner ainsi, avant et pour Yom Kippour, mon modeste mais très sincère réconfort (7).


André Neher

Notes :
  1. Agouda : tendance très orthodoxe non sioniste. A longtemps refusé de prendre part au gouvernement.
    Po'aléi Agouda : groupe des travailleurs de même tendance religieuse que l’Agouda, mais inséré dans la vie de l’État d’Israël. Ont créé un kibboutz : "'Hafetz 'Hayim".
  2. Mizra'hi : parti sioniste religieux dont une fraction plus socialiste a pris le nom de "Po'aléi Mizra'hi".
  3. Po'alim : travailleurs, ouvriers ; s’applique à la fois aux Po'aléi Agouda et aux Po'aléi Mizra'hi.
  4. Mapaï : parti travailliste, alors au pouvoir à cette époque.
  5. Sionistes Généraux : parti centriste.
  6. Mapam : parti socialiste, plus à gauche que le Mapaï.
  7. Le Rabbin Choucroun est très malade. Il mourra prématurément en 1952.
Lexique :

© : A . S . I . J . A.  judaisme alsacien