21. de Éliane AMADO LÉVY-VALENSI, Paris, à André Neher

À la suite de la publication de L’essence du prophétisme (1955), Éliane Amado Lévy-Valensi écrit à André Neher. C’est le point de départ d’une correspondance suivie entre Paris, où réside Éliane Amado Lévy-Valensi, et Strasbourg. Plus tard, tous deux se retrouveront à Jérusalem. Ils resteront liés d’une très forte amitié leur vie durant.


3 janvier 1957

Monsieur le Professeur,


Votre livre sur L’essence du prophétisme, que j’ai lu voici déjà quelques mois, constitue, je crois, un événement dans l’histoire de la pensée et peut-être l’un des signes de l’accomplissement d’un de mes vieux rêves : le rajeunissement de la culture occidentale à la lumière de la Sagesse juive – qui, elle, ne vieillit ni ne se sclérose. Peut-être vieillirait-elle si elle n’était à chaque instant confrontée avec un destin. La philosophie d’Israël résout dans sa dialectique propre la vieille antinomie de la pensée et de l’action.

Vous savez cela mieux que moi. Mais si à différents niveaux – et j’ai trouvé cela en germe chez de tout jeunes étudiants juifs (étudiants en philosophie à la Sorbonne avec qui j’ai différents contacts) – si, à différents niveaux, cette pensée se fait jour, n’est-ce pas que le temps de son émergence est venu ?


Je fais moi-même une thèse sur "Les niveaux de l’Être et la Connaissance dans leur relation au problème du Mal" (1) et j’ai été amenée, sans l’avoir prévu, à mettre en relief – pour la connaissance et pour le mal – la solution juive. J’ai été amenée – alors que j’étais, comme la plupart d’entre nous, insuffisamment informée – à mettre en relief le caractère original et la vertu dialectique de l’existence juive. Il me serait certainement très profitable de pouvoir, à l’occasion, en parler avec vous. Aussi vous serais-je très reconnaissante si, à un de vos passages à Paris, s’il y en a, vous pouviez m’accorder quelques instants d’entretien. Je serais heureuse aussi de vous dire de vive voix mon admiration pour votre livre – pour sa puissance de conviction, sa valeur philosophique et, disons-le, poétique. Notamment tout le passage sur la Vision Signifiée.


Insuffisamment informée encore, bien que m’informant chaque jour, je suis persuadée que votre intuition philosophique et la mienne, chacune à son niveau, comme aussi celles que je vois poindre chez quelques jeunes, font partie du même grand événement de la conscience humaine qui attend du judaïsme la "Révélation Continuée".

Nous ne voulons plus, n’est-ce pas, de ces méconnaissances de soi, de ces revirements qui évoquent Bergson et Simone Weil. Pourquoi Bergson a-t-il ignoré qu’il était un philosophe juif ? Le temps bergsonien, c’est bien ce "Temps de l’alliance" dont vous dites qu’il s’exprime en termes "nouveaux et uniques". Le temps biblique se dégage et s’oppose aux autres "temps" religieux comme le temps bergsonien, de l’aveu même de Bergson, s’oppose au temps des autres philosophes… Mais Bergson ne l’a pas su. Et son message aurait peut-être eu plus de poids, plus de valeur "messianique" s’il l’avait su…


La lettre à un auteur a toujours quelque chose d’un peu dérisoire – du moins la première. Elle perd ce caractère si le dialogue en découle. Cette consécration dépend de vous…
Veuillez agréer, je vous prie, Monsieur le Professeur, au-delà des formules sociales, l’expression de ce sentiment qui ne se compare à nul autre et qui est coïncidence avec une pensée vivante.


Éliane Amado


Note :
  1. Cette thèse a a abouti à la publication d’un livre : Éliane Amado Lévy-Valensi, Les niveaux de l’Être, la Connaissance et le Mal, P.U.F., 1962.

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