24. à Ève MATHIS, Paris

Ève Mathis, Secrétaire générale de la société des Amis de Paul Claudel – et fidèle lectrice d’André Neher – l’a invité à entrer dans le Comité d’honneur de cette Société. C’est l’occasion pour André Neher, qui décline cette offre, d’exprimer ses réserves à l’égard de l’œuvre de Claudel concernant les Juifs.


Strasbourg, le 21 février 1958

Madame,


J’ai mis longtemps à répondre à votre aimable lettre du 7 janvier, mais croyez bien que ces délais m’étaient nécessaires pour pouvoir vous donner une réponse dont je suis navré qu’elle ne puisse être favorable.


J’ai estimé indispensable, en effet, avant que de vous écrire, de réentreprendre une lecture attentive, objective, profonde, des œuvres de Paul Claudel, dans la mesure où elles concernent le judaïsme. Ne m’aviez-vous pas écrit, en effet, que, dans votre esprit, ma présence au sein du Comité d’honneur serait représentative de celle de la communauté juive ? (1) Il me fallait donc faire abstraction de l’admiration que je porte au poète, de l’envoûtement que son Verbe exerce sur moi, pour mesurer et apprécier le malaise qu’avaient provoqué en moi certaines pages consacrées au judaïsme. Je les ai relues – elles ont confirmé mon impression première, en laquelle je suis bien obligé de reconnaître une réaction spontanée de ce qu’il y a d’intimement et d’ineffaçablement juif en ma personne. En particulier les pages d’Une Voix sur Israël, qui me sont destinées, n’est-ce pas ? et qui représentent le message le plus immédiat que Claudel entendait confier aux Juifs, me blessent douloureusement, par leur ton, par leur expression, par le manque radical de sympathie et d’amour qu’elles manifestent à mon égard. Ne voyez pas, je vous en supplie, dans mon refus aucun sectarisme. Vous me connaissez suffisamment, je crois, pour savoir combien je souhaite la communication des consciences et la communion de ceux qui œuvrent au service de l’Esprit. Mais comment puis-je, en adhérant à ce Comité d’honneur, indiquer par mon adhésion même que le judaïsme souhaite la diffusion de certaines pages, dont une conscience juive ne peut que regretter qu’elles aient été rédigées et publiées ?


Vous voudrez bien, chère Madame, assurer MM. Stanislas Fumet et Pierre Moreau (2) de mes regrets et de mes sentiments de vive et fidèle sympathie, et croire pour vous-même à ma gratitude et à mes pensées très dévouées.


André Neher (3)


Notes :
  1. Dans sa lettre du 7.1.1968 à André Neher, Êve Mathis écrivait :
    "En plus de la grande admiration que suscite votre œuvre, votre présence, représentant la communauté juive, répondrait à notre souci de donner à la Société un esprit de communion humaine et nous serait chère." (© Archives André Neher)
  2. Membres du Comité de direction de la Société des Amis de Paul Claudel.
  3. Lorsqu’en 1964, Martin Buber, ayant reçu de Mme Claudel-Nantet, fille de Paul Claudel, une lettre l’invitant à écrire, dans les Cahiers Paul Claudel, "quelques lignes sur les liens d’amitié qui unissaient Claudel et les Juifs"  en vue d’un numéro spécial Claudel et les Juifs, c’est vers André Neher qu’il se tourne en lui demandant conseil. Celui-ci lui répond :
    "Cher Professeur Buber, vous avez bien voulu […] me demander quels ouvrages de Paul Claudel il serait intéressant de lire afin de vous documenter sur les relations de Claudel avec les Juifs. À ma connaissance, outre les volumes d’exégèse, que vous connaissez certainement, Paul Claudel a essentiellement exprimé sa pensée à l’égard des Juifs et du judaïsme dans L’Évangile d’Isaïe (Gallimard, 1951), et tout particulièrement dans le chapitre intitulé ‘La Restauration d’Israël’, qui avait paru précédemment en monographie sous le titre : Une voix sur Israël. Tous ces textes sont forts déplaisants et ne rachètent guère l’attitude équivoque de Paul Claudel entre 1939 et 1945. Je suis assez étonné d’apprendre qu’on cite mon nom en vue du cahier Claudel et les Juifs. Il est vrai que j’étais à ce sujet en correspondance avec […] Madame Êve Mathis, qui montre beaucoup de sympathie à l’égard du judaïsme. Mais j’avais refusé d’adhérer, comme on me l’avait demandé, à la Société des Amis de Paul Claudel, qui patronne les Cahiers Paul Claudel. Vous êtes évidemment libre de prendre la décision qui vous paraîtra opportune, mais je ne puis que vous répéter que Paul Claudel n’a pas été, pour nous, en France, pendant les années critiques de Vichy, un soutien spirituel, loin de là. Veuillez être assuré, cher Professeur Buber, de mes sentiments très déférents et sympathiquement dévoués. Professeur André Neher » (lettre d’André Neher à Martin Buber du 21.4.1964, © Archives André Neher)


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