26. à David BEN GOURION

Strasbourg, le 22 janvier 1959
13 Chevat 5719


Monsieur le Premier Ministre (1),


J’ai eu l’honneur, à la date du premier jour de 'Hanouca, d’accuser réception de votre lettre du 13 'Hechvan 5719, et d’indiquer que je la considère comme un événement historique, susceptible de faire franchir le fossé qui commençait à se creuser dangereusement entre l’État d’Israël et la Diaspora, entre l’État juif et la religion juive.

Je voudrais essayer aujourd’hui de répondre au fond du problème soulevé par votre lettre.

  1. Il est indéniable que la définition du Juif ne peut être que religieuse. La seule porte d’entrée dans le judaïsme est celle reconnue par la religion (par naissance de mère juive ou par conversion). Sans doute, une fois que l’on est dans le judaïsme, le degré de religiosité, de foi, d’observance ne joue pas, car on ne peut se débarrasser de la qualité de Juif dès qu’elle est acquise. Mais cette acquisition même ne peut être que religieuse.
    C’est précisément cela qui distingue le peuple juif, qui fonde son essence particulière, qui inspire l’Alliance. C’est ce principe encore qui assure à l’État d’Israël sa fonction et sa valeur d’État juif. Vous avez vous-même souligné à différentes reprises (et, en particulier, dans votre correspondance avec le Professeur Shimon Rawidowicz, qui vient d’être publiée maintenant dans l’ouvrage Babel et Jérusalem du regretté auteur) (2) que l’État d’Israël est simultanément l’État juif et qu’à ce point de vue cet État est différent de tous les autres États du monde. Cette ambivalence de l’État d’Israël dérive de son enracinement dans le destin religieux du peuple juif. Aucune différence ne peut être stipulée à ce propos entre l’époque biblique, entre l’époque où dominait la halakha, et entre notre époque actuelle. Séparer, dans le Juif, le national du religieux, c’est séparer le corps de l’esprit (séparation qu’aucun organisme vivant ne saurait tolérer) ; c’est briser le monisme fondamental de la conception juive, sur lequel est basée la vie juive dans toutes ses manifestations, autant dans le passé que dans le présent ; c’est détruire le sens juif de l’État d’Israël.

  2. Il en résulte :
    1. qu’aucune commission gouvernementale n’est habilitée en droit à décider si, oui ou non, un individu est de religion juive ;
    2. que cette décision relève de la seule compétence du Rabbinat.
    Cependant, c’est précisément cette conclusion qui nous mène dans l’impasse.
    En effet, si le gouvernement n’est pas habilité en droit à décider qui est Juif, le Rabbinat n’a, lui, à ce sujet, pas d’autorité de fait. Les décisions qu’il est amené à prendre ne sont pas acceptées, en âme et conscience, par les Juifs non-religieux, qui ne s’y conforment que parce qu’elles leur sont imposées. Cette situation ne peut avoir, à la longue, que des conséquences désastreuses, autant pour le prestige de l’État laïc, qui se sert de rites religieux, leur prête son sceau et les cautionne, sans en reconnaître la valeur religieuse, que pour le prestige de la religion, qui dépouille son ministère et son sacerdoce de leur contenu spirituel, qui se contente de déclarations formelles et qui encourage ainsi une vie où les paroles ne sont pas en conformité avec les actes.
    Comment sortir de ce dilemme qui caractérise un grand nombre de problèmes actuels en Israël, et qui pèse d’autant plus gravement sur le problème de la définition du Juif que ce dernier point met en cause l’unité d’Israël et de la Diaspora ?

  3. Une solution pourrait évidemment consister dans la séparation de l’État et de la Synagogue, séparation positive et constructive, dans le sens de celle que propose le Professeur Yechayahou Leibowitz, séparation qui imposerait à chacune des parties leurs responsabilités dans l’assomption des valeurs qui leur sont propres.
    Mais outre que cette séparation dissocierait dans la pratique, à titre provisoire, des éléments que l’essence du judaïsme relie spirituellement (outre qu’il ne faudrait jamais oublier que, dans cette essence, la religion précède l’État et conserverait donc une priorité impondérable), le climat psychologique actuel paraît très peu opportun à une telle solution, qui risquerait de creuser davantage un fossé qu’il importe au contraire de combler.

  4. Je propose donc qu’en vue de la solution du problème étudié, et de tous ceux du même genre qui sont pendants ou qui viendraient à être posés, soit créée une assemblée composée de la manière suivante :
    1. un tiers de représentants du gouvernement de l’État, qui auraient pour fonction de présenter le problème et de le circonstancier ;
    2. un tiers de membres choisis approximativement selon les critères que vous avez adoptés pour l’envoi de votre lettre (hommes et femmes, rabbins et laïcs, savants, juristes, médecins, psychologues, sociologues, écrivains, poètes, artistes, mais sans oublier les ouvriers, les paysans, l’homme de la rue, comme il était d’usage, dans notre peuple, à l’époque de la Michna (3), lorsque les foulons de la porte des Fumiers, à Jérusalem, pénétraient dans la Maison d’Étude des Pères du Monde, Hillel et Chammay). Ce tiers aurait pour fonction d’expertiser le problème sous l’angle des considérations les plus diverses et les plus subjectives, à la lumière du sentiment et de l’expérience de la vie de chacun d’entre eux ;
    3. un tiers de rabbins, qui auraient pour fonction, après avoir participé aux débats, de rendre la décision.


  5. Cette solution aurait pour avantage :
    1. de réserver au seul Rabbinat la décision en matière religieuse ;
    2. d’éviter que cette décision ne soit prise sans qu’un contact concret, de personne à personne, n’ait été établi entre les rabbins et les représentants les plus divers du peuple juif ;
    3. de créer ce contact et de provoquer ainsi délibérément et concrètement un dialogue et un pont entre l’élément religieux et l’élément laïc du pays, et aussi entre l’État et la Diaspora ;
    4. de permettre au Gouvernement de provoquer, à n’importe quel moment, ces rencontres et de leur donner toute la dignité et toute la publicité requises.

Il est évident que les modalités de composition et de fonctionnement de cette Assemblée pourraient être nuancées. Ce qui est important, c’est que cette Assemblée ne soit assimilée ni à un Sanhédrin (composé exclusivement de Rabbins et de Sages), ni à un Tribunal (Bethdïn, comportant une discrimination organique entre les Juges, d’un côté, les parties et les témoins, de l’autre), ni au Ministère des Cultes (qui n’est qu’une administration). Le caractère essentiel de cette Assemblée doit être conforme à son but : il doit, tout en laissant la décision au Rabbinat et l’initiative du débat au Gouvernement, éviter que le débat ne soit dépersonnalisé et provoquer une rencontre largement humaine.


Je suis persuadé qu’une telle Assemblée, en fonctionnant régulièrement, n’arriverait pas seulement à prendre des décisions heureuses dans chaque cas particulier, mais encore à aboutir à l’élaboration de principes généralement valables pour tel problème donné. Elle aboutirait de plus à créer un climat psychologique et moral qui ferait accepter par les parties la décision religieuse, quelle qu’elle soit, parce que ces parties auraient participé elles-mêmes au débat, non comme des anonymes, ni comme des justiciables, ni comme des administrés, mais en tant qu’hommes juifs, dans la signification la plus élevée de ce terme, et avec tout ce qu’il comporte en fait de droits et de devoirs.


C’est dans le ton de votre lettre et de la préoccupation qui lui est sous-jacente que j’ai trouvé comme un jalon vers cette solution, et c’est pourquoi je vous en exprime encore, avec l’assurance de mon admiration déférente et fidèle, toute ma reconnaissance.


André Neher
Professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg


Notes :
  1. Lettre écrite en hébreu mais dont André Neher lui-même a donné une version française.
  2. Ce livre du professeur Shimon Rawidowicz (1897-1957), spécialiste d’histoire et de pensée juive, sur les relations entre Israël et la Diaspora (en hébreu, Londres, Ararat, 1957) a eu un grand retentissement.
  3. Michna : première codification des lois juives (scripturaires et rabbiniques) de Rav Yehouda ha-Nassi et son école au IIIe siècle. La Michna est la plus haute autorité de l’enseignement oral d’Israël.


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