En août 1958, André Neher est frappé par le brutal décès de sa sœur Suzel Revel, âgée de 50 ans. Il est encore sous le choc de cette disparition lorsqu’il est mis en contact avec Jean Dahhan (1), philosophe, et son frère Bernard, peintre, tous deux gravement handicapés par une paralysie presque totale (myopathie). Ils vivent à Oran, en Algérie. André Neher s’ouvre de sa souffrance à Jean Dahhan dont il a immédiatement perçu et apprécié la profondeur, faite de sensibilité et d’intelligence mêlées.
Strasbourg, le 10 novembre 1958
Vais-je trouver la sérénité et le détachement qui me permettraient de choisir et de délimiter un sujet ? Je crains que non et je crois qu’il n’est pas souhaitable que j’essaie de m’évader de ce qui m’entoure et me tient encore par toutes les limites de mon être : la souffrance.
Souffrance face à la mort qui est un rapt. Souffrance face aux survivants qui sont des mutilés. Souffrance face à la vie qui a changé de pente et de signe. Souffrance devant Dieu qui est Père et Roi – dans le Silence.
D’autant plus blessé que j’avais consacré un cours à Job et que, comme chez Job, soudain, la réflexion a été mise à l’épreuve de la réalité. Je vous envoie quelques notes introductives inspirées par une approche juive du livre de Job et dans lesquelles tout, semble-t-il, trouve sa place pour qui sait interroger la tradition sur ce problème : mystère – mais qui a son point d’appui en l’homme et sa référence en Dieu. Job n’est pas un homme éprouvé comme Avraham qui retrouve l’enfant qu’il croyait perdu. C’est l’homme qui perd ses enfants – et, s’il en retrouve, ce ne peut être que d’autres. Mais la souffrance, en le rejetant sur lui-même, l’oblige précisément à se transcender vers autrui ou vers Dieu.
Cher Jean Dahhan, le choc de ces idées avec l’expérience réelle ne me les a pas fait perdre, mais comme par le marteau de la Parole de Dieu, dont parle Jérémie, elles ont été pulvérisées en mille étincelles qui brillent, sans doute, et restent lumière pour moi, mais d’un feu dispersé – dans lequel j’aspire à pouvoir remettre un ordre et un sens.
Je sais que vous connaissez vous aussi la souffrance sous de multiples formes. Voulez-vous me dire comment vous la ressentez, la pensez ? Au lieu de vous répondre, je vous pose des questions.
Voyez-y le signe de ma profonde sympathie et de mon estime pour vous, et de la certitude que j’ai de pouvoir trouver en vous, avec vous, une route sur laquelle il sera réconfortant et fécond d’avancer.
© : A . S . I . J . A. |