À l’automne 1961, Jean Dahhan est encore à Oran, d’où il sera "rapatrié" en France en 1962. Ses cours de psychologie, fondés sur une méthode originale, ont été enregistrés mais leur passage à l’écrit nécessite une importante mise au point, entreprise par André Neher et Éliane Amado Lévy Valensi, pour qui cet enseignement a une valeur inestimable, et qui tiennent à sa publication et à sa diffusion (1). Cette lettre montre que, du sein de l’Université – dont, justement, il décrit ici les charges qui lui incombent – André Neher est capable d’estimer la valeur d’une pensée originale et non académique.
Mon cher Jean Dahhan,
Je suis navré, en écrivant la date, de voir la distance qui nous sépare. Mais je suis rassuré, à la relecture de votre dernière lettre (si riche, si donnante, comme le sont toutes vos lettres) : vous sentez, comme je le sens aussi, que nous sommes près l’un de l’autre par la convergence de nos pensées, de nos objectifs – et même lorsque les liens entre nous paraissent interrompus en horizontale, ils ne peuvent l’être en dimension profonde. Et puis, l’inscription de l’Hébreu moderne au Baccalauréat, la création à Strasbourg d’une licence d’enseignement d’Hébreu – tout cela, dont Sebban (2) vous a peut-être parlé ou que vous avez appris par la presse juive, repose partiellement ou entièrement sur mes épaules, dans ce stade initiateur. J’ai choisi de tout mettre en place le plus rapidement possible ; de faire un premier travail – harassant pour moi – mais qui sera utile dans la suite, déchargera ceux qui suivront, en leur laissant un outil, une méthode. C’est cela qui accapare actuellement mon temps, et je ronge mon frein, ayant amorcé durant l’été quelques travaux personnels, qui sont maintenant en panne provisoire.
En panne provisoire aussi, ma correspondance. Mais avec vous, encore une fois, "correspondance" a un sens plus plénier. Je l’ai senti, il y a quelques jours, à Paris, lorsque nous avons repris, Mme Amado Lévy-Valensi et moi-même, vos études. Le travail de mise au point avance et je crois que nous sommes équipés pour rédiger maintenant des introductions à votre pensée. Nous vous demanderons peut-être de nous autoriser aussi à puiser dans vos lettres, dont le caractère personnel est toujours exalté par des préoccupations largement universelles, et qui montrent, en relief plus accusé que vos études, le contenu juif de votre pensée.
Notre projet de publication avance. Nous ne publierons évidemment rien avant de vous avoir soumis nos textes introductifs. Je m’efforcerai, pour ma part, de mettre en lumière vos liens intellectuels et affectifs avec la tradition juive ; d’avertir les "spécialistes" des cabinets universitaires et des "instruments nickelés" que nous les mettons en face d’une pensée spontanée, qui a su atteindre le haut niveau de l’esprit en ne puisant qu’en elle-même, sans passer par les contraintes et les règles qu’elle a su redécouvrir en les situant à leur échelle véritable. Ce sera délicat de dire tout cela : je l’ai souvent expérimenté pour beaucoup d’élèves qui me sont particulièrement chers – et je l’ai auparavant expérimenté pour moi-même, ayant et à conquérir et à infléchir des convictions modelées selon des conventions toutes faites vers des directions librement choisies et dont le seul reproche que l’on puisse leur faire est précisément qu’elles sont "libres" – ce qui ne devrait rien enlever à leur valeur (3).
Dites-moi si vous êtes d’accord sur le principe d’une telle Préface qui, en prévenant les lecteurs, aidera à écarter les malentendus. Je rédigerai ensuite un texte que je vous enverrai afin que vous puissiez, éventuellement, me faire les remarques que vous jugerez indispensables.
En attendant, soyez assuré, mon cher Jean Dahhan, de mes pensées dévouées, cordiales, fidèles.
© : A . S . I . J . A. |