38. à Jean DAHHAN, Oran

À l’automne 1961, Jean Dahhan est encore à Oran, d’où il sera "rapatrié" en France en 1962. Ses cours de psychologie, fondés sur une méthode originale, ont été enregistrés mais leur passage à l’écrit nécessite une importante mise au point, entreprise par André Neher et Éliane Amado Lévy Valensi, pour qui cet enseignement a une valeur inestimable, et qui tiennent à sa publication et à sa diffusion (1). Cette lettre montre que, du sein de l’Université – dont, justement, il décrit ici les charges qui lui incombent – André Neher est capable d’estimer la valeur d’une pensée originale et non académique.


Strasbourg, le 20 novembre 1961

Mon cher Jean Dahhan,


Je suis navré, en écrivant la date, de voir la distance qui nous sépare. Mais je suis rassuré, à la relecture de votre dernière lettre (si riche, si donnante, comme le sont toutes vos lettres) : vous sentez, comme je le sens aussi, que nous sommes près l’un de l’autre par la convergence de nos pensées, de nos objectifs – et même lorsque les liens entre nous paraissent interrompus en horizontale, ils ne peuvent l’être en dimension profonde. Et puis, l’inscription de l’Hébreu moderne au Baccalauréat, la création à Strasbourg d’une licence d’enseignement d’Hébreu – tout cela, dont Sebban (2) vous a peut-être parlé ou que vous avez appris par la presse juive, repose partiellement ou entièrement sur mes épaules, dans ce stade initiateur. J’ai choisi de tout mettre en place le plus rapidement possible ; de faire un premier travail – harassant pour moi – mais qui sera utile dans la suite, déchargera ceux qui suivront, en leur laissant un outil, une méthode. C’est cela qui accapare actuellement mon temps, et je ronge mon frein, ayant amorcé durant l’été quelques travaux personnels, qui sont maintenant en panne provisoire.


En panne provisoire aussi, ma correspondance. Mais avec vous, encore une fois, "correspondance" a un sens plus plénier. Je l’ai senti, il y a quelques jours, à Paris, lorsque nous avons repris, Mme Amado Lévy-Valensi et moi-même, vos études. Le travail de mise au point avance et je crois que nous sommes équipés pour rédiger maintenant des introductions à votre pensée. Nous vous demanderons peut-être de nous autoriser aussi à puiser dans vos lettres, dont le caractère personnel est toujours exalté par des préoccupations largement universelles, et qui montrent, en relief plus accusé que vos études, le contenu juif de votre pensée.


Notre projet de publication avance. Nous ne publierons évidemment rien avant de vous avoir soumis nos textes introductifs. Je m’efforcerai, pour ma part, de mettre en lumière vos liens intellectuels et affectifs avec la tradition juive ; d’avertir les "spécialistes" des cabinets universitaires et des "instruments nickelés" que nous les mettons en face d’une pensée spontanée, qui a su atteindre le haut niveau de l’esprit en ne puisant qu’en elle-même, sans passer par les contraintes et les règles qu’elle a su redécouvrir en les situant à leur échelle véritable. Ce sera délicat de dire tout cela : je l’ai souvent expérimenté pour beaucoup d’élèves qui me sont particulièrement chers – et je l’ai auparavant expérimenté pour moi-même, ayant et à conquérir et à infléchir des convictions modelées selon des conventions toutes faites vers des directions librement choisies et dont le seul reproche que l’on puisse leur faire est précisément qu’elles sont "libres" – ce qui ne devrait rien enlever à leur valeur (3).


Dites-moi si vous êtes d’accord sur le principe d’une telle Préface qui, en prévenant les lecteurs, aidera à écarter les malentendus. Je rédigerai ensuite un texte que je vous enverrai afin que vous puissiez, éventuellement, me faire les remarques que vous jugerez indispensables.


En attendant, soyez assuré, mon cher Jean Dahhan, de mes pensées dévouées, cordiales, fidèles.


André Neher

Notes :
  1. Ce projet n’a jamais abouti, bien qu’après la mort de Jean Dahhan en mars 1966, André Neher ait continué à multiplier les tentatives pour publier et faire connaître sa pensée.
  2. Émile Sebban (né en 1922 à Oran) s’est installé au Maroc après la seconde guerre mondiale, où il s’est consacré au développement de l’éducation juive. Il a notamment fait partie de l’équipe qui, aux côtés du Rabbin Rouche, a fondé l’École Normale Hébraïque de l’Alliance Israélite Universelle de Casablanca, en 1946. Émile Sebban en a été le directeur de 1955 à 1986. Passionné de pédagogie et d’éducation, il a assuré la formation des élèves-maîtres à l’E.N.H. et leur suivi pédagogique dans les écoles. Il a créé et dirigé de nombreux séminaires d’approfondissement juif et pédagogique en Europe. Il a été l’élève puis le collaborateur (correspondant de l’Institut d’Hébreu de Strasbourg pour le Maroc) et l’ami très proche d’André Neher. C’est par l’intermédiaire d’Émile Sebban qu’André Neher a été mis en rapport avec Jean Dahhan.
  3. Dans une lettre à Bernard Dahhan du 29.4.1966, un mois après le décès de son fère Jean Dahhan, André Neher évoque encore avec admiration la pensée et l’œuvre – restée finalement inédite – de ce dernier, et sa volonté de les faire connaître :
    "[…] J’avance, selon un rythme régulier, dans la lecture des textes de Jean, séduit, souvent ébloui par ce commentaire biblique, ému aussi, parce qu’à travers ce texte parlé (mais qu’il ne sera pas difficile de transformer en texte rédigé), je crois percevoir la voix de Jean… Ce qui me frappe le plus, c’est la coexistence d’une pensée systématique, allant droit son chemin à travers toutes les nuances du texte biblique, et d’un ensemble de formules brillantes, véritables échappées – parfois en quelques lignes seulement – vers des horizons nouveaux (définitions de la matière, par exemple, de l’émotion, du temps, de la mesure, de l’angoisse, etc.). On pourrait, je crois, très bien concevoir – avant la publication de l’ensemble de ce Commentaire, dont la mise en forme définitive prendra encore quelque temps – la publication de ‘Pensées’ ou ‘Aphorismes’, choisis dans ces textes, et qui constitueraient à eux seuls un remarquable et diversifié reflet de la doctrine de Jean. […] J’ai été très stupéfait et navré, il y a trois jours, de recevoir une lettre des Nouveaux Cahiers me renvoyant l’Introduction à la Genèse, alors qu’on vous avait fait entrevoir (et à moi aussi) la publication de ce texte avec, peut-être, quelques retouches, dans le prochain numéro. J’ai réagi par une lettre dure, indignée, écrite avec mon cœur autant qu’avec ma raison. Je ne crois pas qu’il faille insister auprès d’eux pour réenvisager la publication : ce sera tant pis pour Les Nouveaux Cahiers s’ils se privent de l’honneur d’être parmi les premiers à publier un texte de Jean. La pensée de Jean ne perdra rien à attendre quelques semaines et elle trouvera certainement des tribunes dignes d’elle. […]" (© Archives André Neher).
    Pour un aperçu de la pensée de Jean Dahhan, cf. "Les voies intérieures de l’archéologie : un entretien avec Jean Dahhan", avec une préface de Régine Pernoud, in : Archéologia, n° 10, mai-juin 1968, p. 6-8.


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