André Neher ne manque pas de protester quand il a connaissance de prises de position à tendances racistes. Cette lettre au quotidien local de grand tirage publié à Strasbourg, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, en est un exemple.
Monsieur le Directeur,
L’article intitulé "Strasbourg, capitale de la Bohême", signé F.B., en page 22 de votre livraison d’aujourd’hui, m’a profondément révolté.
Votre collaborateur s’y interroge gravement sur les conséquences désastreuses de l’apparition de "la vague tzigane" à Strasbourg et, sur le ton d’une noble indignation, il réclame pour les citoyens comme pour les étrangers "le droit à une ville nette, présentable et sans fausses notes".
À l’époque qui est la nôtre et où le racisme, sous toutes ses formes, a fait tant d’atroces ravages ; aux heures dramatiques que nous sommes en train de vivre, qui amènent à Strasbourg et y amèneront encore des milliers de réfugiés d’Algérie, dont beaucoup ont leur "particularisme coloré" et introduiront quelques "fausses notes" dans la symphonie sociale de notre ville, le langage de votre collaborateur est inadmissible.
Sans doute, il concède "qu’il ne s’agit pas de partir en guerre contre les Bohémiens". Mais ne se rend-il pas compte que les généralisations dangereuses par lesquelles il stigmatise toute une collectivité humaine innocente, que la mentalité avare et égoïste dont témoigne son texte et qui est à l’antipode de l’exigence biblique de l’amour du prochain et de l’étranger (la définition de l’étranger ne se limitant pas à celle du touriste !), que tout cela provoque nécessairement chez le lecteur des réactions racistes aux conséquences incontrôlables.
Votre collaborateur ne devrait pas ignorer que 200 000 Tziganes ont été massacrés par Hitler dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Ce n’était pas une opération guerrière, mais une liquidation pacifique de la "vague tzigane", afin de contribuer à l’édification d’une Europe "nette, présentable et sans fausses notes". Elle était issue en ligne directe d’une propagande psychologique, dont les termes étaient semblables à ceux que votre collaborateur utilise aujourd’hui avec une insouciance scandaleuse.
Je souhaiterais, Monsieur le Directeur, que mon indignation, que partagent certainement beaucoup de vos lecteurs, puisse trouver à s’exprimer par la publication de ma lettre dans un prochain numéro de votre journal. Mais je souhaite surtout que votre estimé journal renverse rapidement la vapeur et contribue, par des textes et des reportages efficacement rédigés, à semer dans l’esprit et dans l’âme de vos lecteurs les sentiments généreux et fraternels dont nous avons tant besoin aujourd’hui et qui ne sont nullement incompatibles avec un urbanisme civilisé et esthétique. La "netteté" d’une ville ne peut s’acquérir au prix de l’avilissement des consciences, et la beauté la plus lumineuse des cités humaines réside dans la bonté et dans l’intelligence des cœurs.
Je vous prie, Monsieur le Directeur, de bien vouloir agréer l’assurance de mes sentiments distingués.
© : A . S . I . J . A. |