47. à Alfonso PACIFICI, Jérusalem

André Neher a eu un premier contact "face à face" avec Alfonso Pacifici lors d’un séjour en Israël. Une correspondance suivie s’est établie entre eux sur des sujets touchant la pensée juive. Dans la lettre ci-dessous, André Neher tente de "résumer" son itinéraire et sa pensée.


Strasbourg, le 22 septembre 1963

Très cher Docteur Pacifici,


Je me suis réjoui de votre lettre comme d’un très beau cadeau que le Ciel m’a fait pour Roch ha-chana, car je ne saurais trop vous répéter combien votre nom et votre œuvre (du moins, la trop faible partie que j’en connais) sont précieux pour moi. Je suis né en 1914 et j’appartiens donc à une génération qui a été votre élève, d’une manière plus forte, peut-être, que vous ne pouvez le savoir (j’ai moi-même souvent cette impression de l’inutilité de mes efforts et, de temps en temps, un témoignage me vient, indiquant combien la semence a porté, souvent sans que l’on ne se souvienne même plus où ni quand on l’a semée…).


L’étude, signée de vous, qui m’avait si fortement impressionné, vers les années 1933/34, avait paru dans les Cahiers juifs, dirigés par Maxime Piha à Alexandrie (1). Je vais essayer de remettre la main sur une collection de cette Revue (je ne la trouverai qu’à Paris) et pourrai vous dire alors avec précision quelle était cette étude ; mais l’essentiel m’en est resté et a formé très longtemps, surtout pendant la dernière guerre (je n’avais que 25 ans lorsqu’elle a commencé !), avec quelques autres études, de S.R. Hirsch, d’Isaac Breuer, et avec l’enseignement de mon père, l’essentiel des directives dont j’avais besoin pour "tenir" .


Aujourd’hui encore, après une évolution qui ne m’a pas éloigné de mes sources, mais qui m’a obligé à mettre bien des thèmes à l’épreuve de la vie et de l’action (action au sein des intellectuels juifs, surtout, mais aussi au sein de la kehila, dans son sens et son contenu sociaux), je sens que je suis resté très près de vous, dans la mesure du moins où je puis espérer connaître votre propre pensée, qui a, sans doute, subi elle-même des intensifications dont vous m’avez promis de me résumer l’essentiel : je vous serais particulièrement reconnaissant de bien vouloir le faire dans une très prochaine lettre, car je suis avide d’entrer plus profondément dans votre univers spirituel.


Vous m’avez demandé de résumer, de mon côté, ma pensée. Vous la trouverez, toute résumée, dans L’existence juive, qui est un recueil des études que j’ai publiées depuis 1945. Je regrette beaucoup que ce livre ne vous soit pas parvenu ; il ne m’a pas été retourné mais, souvent, lorsque les adresses ne sont pas correctes, les livres se perdent. Je vous fais parvenir, par même courrier, un autre exemplaire de mon livre et j’espère que vous le recevrez rapidement.

Vous y lirez ceci :

  1. Que l’existence juive est toute en polarités et en déchirures, et que les problèmes s’y posent constamment en termes contestatoires : particularisme et universalisme – mitsvot rituelles et mitsvot du cœur – étude et action – Israël et Diaspora, etc., etc.
  2. Que l’existence est juive lorsqu’elle tente l’effort de concilier l’inconciliable, d’être simultanément dans le temps et dans l’éternité, dans la Maison et dans l’Univers, dans le rite et dans le cœur, dans la Gola et dans la Medina [l’État (d’Israël)], dans le Profane et dans le Sacré…
  3. Que ces synthèses ne sont jamais confortables : au contraire, le confort est le signe d’un compromis ou d’un replâtrage, mais non d’un effort, qui n’est comparable qu’avec la Lutte avec l’Ange, d’où Jacob sort simultanément blessé et béni, boitant et vainqueur. Le signe d’une existence juive, c’est sa difficulté, et c’est pour cela que le vrai Juif se tiendra toujours là où les options sont difficiles.
  4. Dans les cas-limites, où le choix exige une décision en faveur de l’une ou l’autre branche de la polarité, le critère doit être celui de la bonté et de la non-violence : tout acte religieux violent cesse par là-même d’être religieux ; les armes de l’esprit, ce sont, simultanément, la tolérance d’autrui et la fidélité à soi-même. À la limite, je me dois aux autres plus qu’à moi-même, aux hommes plus qu’à Dieu, à l’humanité plus qu’à Israël, et c’est en cela que je suis une personne religieuse juive.

Qu’il est difficile… de se résumer. J’ai essayé simplement de vous donner le ton de ma pensée. J’espère que mon livre vous en fournira le contenu !


Et maintenant, j’attends avec impatience votre propre lettre. Nos divergences, si tant est qu’il y en a, seront salutaires et stimulantes ; nos convergences, réconfortantes et également stimulantes. Et que notre dialogue soit le signe de notre amitié et du respect qu’en disciple j’essaie de porter, avec reconnaissance, à un Maître.

André Neher

Note :
  1. Revue publiée en français à Alexandrie, très lue à l’époque dans les milieux juifs intellectuels de langue française, les Cahiers Juifs ont accueilli notamment aussi d’importantes études de Jacob Gordin. Cette revue a cessé d’exister avec la seconde guerre mondiale.
Lexique :


© : A . S . I . J . A.  judaisme alsacien