54. au Père Georges MINETTE DE TILLESSE,

Abbaye Notre-Dame d’Orval, Villers-devant-Orval (Belgique)


Le texte auquel cette lettre sur les relations entre juifs et chrétiens fait allusion n’a pu être retrouvé.


Strasbourg, le 6 juillet 1965

Cher Monsieur, (1)


Votre texte demanderait un long commentaire : je ne puis vous le donner, pas par manque de temps (ce qui est vrai aussi, en un certain sens), mais parce qu’il me semble que votre texte constitue l’un des côtés d’un dialogue dont l’essence même veut qu’il soit long, permanent, éternel. Vous le dites vous-même, page 13bis : "Évidemment, Israël niera énergiquement cette interprétation tendancieuse de son histoire" : oui, en tant que Juif, je la nie, énergiquement, je la nierai jusqu’aux limites de mon être, mais, de même que (ib.) "le chrétien a le devoir le plus strict de respecter cette négation", de même le Juif que je suis a le devoir le plus strict de respecter votre affirmation. Ainsi me trouvé-je en face d’un texte dont je crois, pour ma part, qu’il est faux de bout en bout – mais dont je sais aussi que, de bout en bout, il est vrai dans votre perspective qui ne peut éclairer les choses autrement.


Deux remarques toutefois, importantes, susceptibles – la première surtout – d’écarter des malentendus :

1°) Vous semblez (pages 13, 13bis et passim) admettre que la doctrine juive ignore et refuse la résurrection des morts. Cela est contraire : a) à la doctrine elle-même : même Maïmonide, poussé dans les retranchements les plus aristotéliciens de la philosophie médiévale, maintient le principe de la résurrection des morts comme clé de voûte de la théologie juive ;
b) cela est contraire à la liturgie juive qui, quotidiennement, dans l’Amida (1), trois fois par jour, adore en Dieu Celui qui fait revivre les morts.
Simplement (mais c’est sans doute cela qui nous sépare), cette résurrection n’est pas liée à un fait du passé, à une preuve, à un déjà-accompli, elle est promesse eschatologique. Si vous voulez, en simplifiant les choses à l’extrême, un Juif dira : Tous les morts ressusciteront un jour ; ce jour-là, et ce jour-là seulement, quand les morts d’Auschwitz ressusciteront eux aussi, eux certainement, alors Jésus-le-Juif ressuscitera, lui aussi, avec tous les autres Juifs, avec tous les autres hommes, parmi eux. En attendant ce jour, l’accent de l’effort humain doit porter sur la justice et la fraternité ici-bas.


2°) J’ai l’impression profonde que des textes comme le vôtre (vous n’êtes pas le seul à réfléchir théologiquement sur les victimes d’Auschwitz) sont prématurés. Face à Auschwitz, notre attitude théologique devrait être, et rester longtemps encore, celle du silence. Sinon, nous risquons de "bavarder", comme les amis de Job, et de nous entendre dire, un jour, par Dieu qui seul détient les clés du mystère : "Vous aviez tort de parler. Il fallait vous taire." Car si la souffrance d’un seul homme exigeait le silence, combien plus la souffrance de six millions d’êtres humains. Là aussi, la tâche urgente et humaine est celle de la reconquête de la fraternité – et non de l’absolution morale que nous donne une "interprétation théologique", si bien intentionnée soit-elle.


En respect et sympathie,

André Neher (2)

Notes :
  1. Amida : prière centrale des trois offices journaliers de la vie juive (matin, après-midi et soir).
  2. Extraits de la réponse du Père Minette de Tillesse à cette lettre d’André Neher :
    "[…] Votre lettre m’a été un fécond sujet de réflexion. Je vous remercie de la cordialité du ton et aussi de la franchise aussi nette. […] Vos réflexions situent fort bien le problème : vous estimez fausse de bout en bout mon interprétation. Un Chrétien n’estimera pas fausses la loi et la réflexion juives (sauf dans ses négations). Il acceptera et aimera tout ce qu’elles disent de positif ; mais il estime que cette foi et cette théologie tendent, en vertu même de leur mouvement le plus essentiel, au-delà d’elles-mêmes, vers un aboutissement que vous refusez. Ce ne sont donc pas deux routes parallèles, mais une seule et même route que nous suivons les uns et les autres, mais sans nous arrêter à la même auberge. […]" (lettre du 11.6.1965, © Archives André Neher).


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