61. au Directeur de l’École Israélite de Bruxelles (M. Bamberger)

Cette lettre pose le problème délicat et inhabituel de la présence d’un élève protestant dans une école juive. Le père de l’enfant, pasteur qui a beaucoup étudié le judaïsme, a tenu à ce que son fils éprouve très jeune la condition minoritaire, comme l’éprouvent les juifs en milieu chrétien, et l’a envoyé à l’école juive dès l’école primaire. Lorsque l’enfant accède à l’enseignement secondaire, la direction de l’école, subissant des pressions, hésite à garder l’adolescent dans l’établissement. Consulté à la fois comme rabbin et comme enseignant, André Neher se prononce fermement pour le maintien de l’élève dans l’école.


Strasbourg, le 12 juin 1966

Cher Monsieur le Directeur,


[…] Vous me faites l’honneur de demander mon avis et d’indiquer que vous y attachez quelque prix. Je puis maintenant, après mûre réflexion, vous donner un avis très motivé, dont la conclusion tend à vous suggérer de garder le jeune S. à votre École et même de ne rien entreprendre auprès du père pour l’amener à retirer ses enfants de son propre chef. Voici mes motivations :


1°) Je crois comprendre que c’est à la hâte, à la veille du départ du Pasteur S. pour les États-Unis, qu’une décision de renvoi de son fils aîné doit être prise, sous une forme ou sous une autre, à la fin de l’année scolaire. Ce procédé est doublement intolérable. D’abord à l’égard des parents, qui ont le droit strict d’avoir été prévenus longtemps à l’avance, de pouvoir ainsi réfléchir aux données d’un problème qui leur paraît sûrement très important et de prendre leurs dispositions dans un climat de calme, qu’aucune École ne refuse aux parents, même lorsque leur enfant a commis quelque faute grave, ce qui n’est évidemment aucunement le cas en ce qui concerne le jeune S. Ensuite, à l’égard de ce jeune élève lui-même, habitué de longue date maintenant à une École qui est "la sienne", dans laquelle, vous le dites explicitement dans votre lettre, son travail et sa camaraderie sont irréprochables et appréciés. Je pense qu’aucune École n’a le droit de prendre à l’égard d’un tel élève une décision brusque de renvoi, susceptible de provoquer un grave choc psychologique et moral.

Ces considérations seraient valables même si il s’agissait d’un élève juif dans votre École juive. À plus forte raison s’agissant d’un élève non-juif, dont le cas soulève le problème général des relations entre la communauté juive et les communautés non-juives. Au choc psychologique viennent alors se joindre des risques de psychose antisémitique ; et ce serait vraiment le comble qu’une famille aussi favorablement disposée à l’égard du judaïsme que les S. devienne, par notre faute, le prétexte à des attitudes antijuives (notez bien que je dis : le prétexte, car, connaissant bien les S., je suis persuadé qu’eux-mêmes conserveront leur attitude positive à notre égard, mais on ne pourra empêcher leurs coreligionnaires chrétiens de leur dire : "Vous voyez, on vous l’avait bien dit, vous ne vouliez pas le croire… Les Juifs sont aussi intolérants et racistes que les nazis et ils ont bien mérité leur sort…"). Et ceci m’amène à la deuxième motivation.


2°) Le principe de l’autorisation ou de la défense d’enseigner la Torah (même la Torah Orale !) aux non-juifs est très controversé. Je renvoie à Rav Weinberg et à ses deux grands principes militant en faveur de cet enseignement (1). Je suis persuadé que, dans notre cas, ces deux principes jouent. Le premier, danger de réactions antisémites, je viens de l’évoquer. Le second, chances d’un kidouch Ha-Chem, nous le possédons avec le jeune S. : mieux il connaîtra la Torah, plus il sera équipé pour la défendre auprès des Protestants et des Catholiques. Je trouve même cette chance tout à fait exceptionnelle : plus longtemps nous garderons ce garçon avec nous (et même après le Lycée, à l’Université), plus nous avons de chances d’en faire un 'hassid 'oumot ha-'olam, alors que si nous le renvoyons maintenant, à mi-chemin, nous courons, très précisément, le dangereux risque inverse.


3°) Thème de "l’assimilation". J’avoue ne pas comprendre le passage de votre lettre où vous exprimez la crainte qu’en maintenant le jeune S. à votre École, celle-ci risque de trahir son but qui est "la résistance à l’assimilation". Que craignez-vous ? Un mariage mixte ? Dans le cas du jeune S., il n’y a absolument aucune équivoque. Il s’affirme comme Chrétien, est reconnu comme tel par ses camarades, et les professeurs de votre École, ainsi que vous-même, vous pouvez, sans aucune difficulté, et sans nullement blesser le jeune S., enseigner aux filles de votre École les raisons religieuses, mais aussi morales et sociales, qui militent contre un mariage mixte, raisons que les Protestants, de leur côté, sont parfaitement prêts à admettre.

Craignez-vous l’attrait que le christianisme puisse exercer sur vos élèves juifs, à travers la présence du jeune S. à votre École ? Ce serait tout de même un terrible aveu de faiblesse (je serais tenté de dire : un constat d’échec de l’école juive) que de supposer (oui, simplement de supposer) que la présence et l’exemple d’un ou deux élèves non-juifs dans une grande école juive puissent contrebalancer l’exemple et l’enseignement de centaines d’élèves juifs et de dizaines de professeurs juifs ! Faut-il donc, pour rester juif, s’enfermer dans le ghetto ? ! Est-ce là le sens du témoignage que nous voulons donner de notre vie de Juifs, fidèles à la Torah, dans la Gola, c’est-à-dire parmi les peuples, et non en dehors d’eux ?

Non, voyez-vous : je crois, tout au contraire, que cette présence d’élèves non-juifs, tels que les S., peut être une chance supplémentaire de succès dans notre lutte contre l’assimilation. Pour les élèves de votre École, et aussi pour les trop nombreux jeunes Juifs qui ne sont pas élèves de votre École, ce ne peut être qu’un stimulant que de constater que des non-Juifs recherchent l’enseignement des matières juives. Le respect que les Juifs (les parents assimilés parmi eux) portent aux études juives ne peut qu’en être renforcé, et la présence du jeune S. agira ainsi dans le sens même d’une lutte contre l’assimilation.


Je vous prie, cher Monsieur le Directeur, d’accepter l’assurance de mon amitié cordiale et dévouée, dans l’espoir de vous faire partager ma confiance dans la force rayonnante et bienfaisante de notre Torah.


Professeur André Neher

Note :
  1. Originaire de Lituanie, le rabbin Jehiel Jacob Weinberg (1885-1966) émigre en Allemagne lors du déclenchement de la première guerre mondiale. Il y dirige le Séminaire Orthodoxe de Berlin. Durant la seconde guerre mondiale, il est interné dans différents camps de concentration. Après la guerre, il se fixe à Montreux. Autorité talmudique d’une influence considérable, ses Responsa, Seridei Ha-Esch (1961-1969), constituent son œuvre la plus importante. Les prises de position du Rav Weinberg – dont l’orthodoxie et la connaissance de la halakha [jurisprudence religieuse] ne peuvent être mises en cause – auxquelles André Neher fait allusion se trouvent dans le tome II de la nouvelle édition des Responsa, Seridei Ha-Esch, n° 55, p. 501-504, et n° 56, p. 504-510. Le Rav Weinberg y affirme que l’on peut enseigner la Torah à des non-Juifs dans des conditions qui, sans être exactement celles de l’école juive, sont tout à fait équivalentes.
Lexique :


© : A . S . I . J . A.  judaisme alsacien