72. aux membres du Comité préparatoire des Colloques des intellectuels juifs de langue française (Congrès Juif Mondial)

Cette lettre est adressée aux membres du Comité préparatoire des Colloques des intellectuels juifs de langue française, qui comprend, entre autres, Emmanuel Lévinas, Wladimir Rabi, Jean Halpérin et Éliane Amado Lévy-Valensi. André Neher en est le Président. Il a en vue un Colloque sur Israël, qui, compte tenu des délais de préparation, se tiendra seulement en janvier 1968. Dans cette lettre, André Neher annonce dès juillet les thèmes essentiels de ce qui constituera sa longue allocution d’introduction à ce Colloque (1).


Strasbourg, le 24 juillet 1967

NOTE PRÉLIMINAIRE
à l’intention des membres du Comité préparatoire aux Colloques


Il faut avoir été en Israël, sur place, comme j’ai eu le privilège de l’être dès les premières heures après le cessez-le-feu, pour mesurer l’importance, je serais tenté de dire : l’unicité de l’événement qui s’est produit durant ces journées de juin 1967.
Un tournant s’est opéré dans l’histoire d’Israël – et, par conséquent, dans l’histoire juive et dans l’histoire humaine – dont les répercussions sont d’autant plus difficilement mesurables qu’elles dépendront, en grande partie, de notre propre volonté, mais dont le mouvement interne peut parfaitement – et doit intensément – être repéré dès maintenant : en Israël, il est décelable à l’œil nu, il s’impose comme une évidence, dont tous ceux qui l’ont cueillie peuvent et doivent donner témoignage.


Je déclare, en témoignage de solennelle vérité et sur la base de ce que j’ai vu et vécu en Israël, que les journées de juin 1967 ont réalisé l’objectif de la lutte menée par des hommes tels que Jehouda Leib Magnes, Léon Roth, Martin Buber, Georg Landauer (2) : le respect simultané des exigences de la matière et de celles de l’éthique.


Sur le plan matériel, l’État d’Israël a enfin rompu la menace asphyxiante que faisait peser sur lui le tracé de frontières artificielles : il respire et peut puiser, dans le souffle nouveau d’une vie normalement encadrée par des frontières naturelles, le courage d’aborder les problèmes à l’échelle d’une paix réelle au Moyen-Orient.

Mais cette sécurité matérielle, l’État d’Israël l’a conquise en respectant les exigences les plus sévères et les plus hautes de l’éthique et cela sur tous les plans : militaires, politiques, sociaux, humains.


Je n’ai pas l’intention aujourd’hui d’entrer dans le détail de chacun de ces plans. J’espère le faire mieux au cours de cet été, en Israël même, où je retourne pour deux mois, et d’où le rapport détaillé que je pense pouvoir rédiger sera enrichi d’une expérience à laquelle chacune des journées qui passent ajoute des éléments nouveaux.

Mais je voudrais dire ceci dès maintenant et sans mâcher aucun de mes mots, en conviction profonde que je souhaite pouvoir communiquer à chacun de mes amis et faire partager par eux :


1°) Poser à l’heure actuelle l’unification de Jérusalem en problème, parler à son propos d’annexion, employer à ce sujet une terminologie de mauvaise conscience juive ou d’analyse politique "rationaliste", ce n’est pas uniquement desservir la cause d’Israël et manquer d’élémentaire confiance à son égard, c’est, beaucoup plus gravement, commettre sciemment un péché contre l’homme, c’est se faire complice de la remise en cause d’une des tentatives les plus courageuses (sinon de l’unique) entreprises au XXe siècle pour faire barrage au déterminisme du mal et de la haine, pour renverser une situation politique et sociale "pourrie" et pour réaliser, dans une Cité terrestre, avec tout ce qu’elle comportait jusqu’ici de déchirures, de dissensions, d’inimitiés réputées insurmontables, un esprit irréversible de coexistence pacifique et fraternelle.

C’est un vrai pari sur l’homme qu’Israël a engagé à Jérusalem, avec tous les risques qu’il comporte. Quiconque ne s’engage pas avec lui dans ces risques, quiconque n’a pas foi avec Israël dans le caractère irréversible d’actes éthiques révolutionnaires, celui-là opte pour la stagnation, le recul et la défaite de l’homme.


2°) Il en est de même du problème des réfugiés palestiniens qui reste, lui, et restera longtemps encore un problème, mais dont les données et les possibilités de solution ont été aperçues, étudiées, mises à l’épreuve de débuts de réalisations avec une telle rapidité et une telle générosité par Israël que, là aussi, on ne peut parler que de pari sur l’homme. Les risques encourus sont beaucoup plus graves que pour Jérusalem, mais le fait qu’Israël les assume avec lucidité et avec une volonté inébranlable d’aboutir (en quatre semaines, Israël a, sans conteste, plus fait pour les réfugiés palestiniens sur le plan économique, social et moral, que l’ensemble des États arabes et des organisations internationales en vingt ans), ce fait montre que, là aussi, l’objectif éthique ne fait qu’un, pour Israël, avec l’objectif politique, et c’est la fascination de celui-là qui permet de se rapprocher si rapidement de celui-ci.


3°) Il en résulte, d’une manière tout à fait générale, qu’il est ridicule de vouloir donner des conseils à Israël, de l’inviter à dépasser sa victoire, à être modéré dans la paix, de lui présenter des "plans de paix" conformes aux règles de l’éthique et de l’humanité : ces règles, Israël, sans avoir attendu aucun conseil, les a mises en pratique, immédiatement et franchement, sur le terrain.

Il en résulte aussi qu’il est masochiste de consacrer notre temps et notre énergie à vouloir réfuter "la contestation d’Israël" : cette contestation s’écroule d’elle-même devant les faits, et les faits peuvent être cueillis, aujourd’hui, avec une telle facilité : quatre heures de vol entre Paris et Tel-Aviv. L’exemple de Jacques Fauvet (Le Monde du 23 juillet) illustre comment un voyage de quelques jours en Israël dissipe comme fétu de paille des préjugés et des clichés que des semaines et des mois de "controverses et dialogues" n’arrivaient pas à réduire (3).

Et ceci m’amène au dernier point, le plus important du point de vue de l’organisation pratique de notre Colloque :


4°) Il est, à mon sens, élémentaire que tout Juif responsable aille actuellement en Israël, pour un séjour plus ou moins long, mais qui lui permette de prendre contact avec une réalité tellement dense et irréductible, que seule cette prise sur le réel est susceptible de le rendre digne de parler aujourd’hui, ou demain, d’Israël. Nous n’avons pas le droit de parler d’Israël sans avoir vu et vécu l’événement concret en Israël, avec Israël. Sinon, notre discours restera indirect et stérile. L’heure est venue, pour chaque Juif, d’être témoin autrement que par la presse, le transistor, la TV et le confort de l’idéologie personnelle. Quiconque refuse aujourd’hui, par paresse ou par négligence ou par parti pris, d’aller assembler les éléments du témoignage sur les lieux et dans les moments de l’événement, celui-là sera demain un faux témoin, car il aura troqué la vérité contre sa propre imagination et ne pourra faire parler que celle-ci alors qu’on lui demande d’énoncer celle-là.

C’est là une exigence primordiale pour les participants juifs à notre Colloque. Si des non-Juifs tels que Jacques Nantet, Gertrud Luckner (4), Jacques Fauvet se sont imposés la règle d’aller sur les lieux pour être témoins, combien plus les Juifs doivent-ils éprouver le séjour en Israël comme un devoir élémentaire à l’égard de la vérité. Seul le séjour en Israël nous habilitera, les uns et les autres, à présenter, en novembre, une communication sur Israël. Seul le fait d’avoir été, avant le colloque, à Jérusalem, donnera à notre discours la valeur d’un témoignage vraiment libre.

Mais la même exigence doit être formulée à l’égard des participants non-juifs au Colloque, et tout particulièrement à l’égard des arabisants et islamologues, tels que Jacques Berque et Vincent Monteil, qui ont si vaillamment lutté pour Nasser durant toutes ces dernières semaines. Les portes d’Israël leur sont ouvertes : accès libre, sans contrôle, sans contrainte. Ils peuvent, là-bas, rencontrer librement des Arabes et, pourquoi pas, aider Israël, par leurs conseils compétents, dans l’œuvre constructive en faveur des réfugiés palestiniens, au lieu de continuer à pleurnicher sur leur sort, du haut de leurs analyses abstraites.


Beaucoup d’Israéliens, évidemment, devront être invités à prendre la parole à ce colloque. Je m’emploierai, cet été, à en contacter le plus grand nombre, en espérant pouvoir obtenir leur accord. Et, par Israéliens, j’entends, bien sûr, non seulement des Juifs, mais aussi des Chrétiens et, je l’espère profondément, des Arabes : ensemble, ils diront, mieux que chacun d’entre nous, le Dire nouveau d’un Israël renouvelé.

Les noms que je fais figurer sur le projet sont donc tout à fait provisoires et purement indicatifs. Ils "symbolisent" soit des hommes d’Israël, soit des hommes de la Diaspora dont je sais, pour les uns, qu’ils étaient en Israël depuis les récents événements, et dont j’espère, pour les autres, qu’ils s’y rendront encore avant l’automne.


André Neher

Notes :
  1. Les actes de ce neuvième Colloque des intellectuels juifs de langue française, qui s’est tenu les 28 et 29 janvier 1968, ont paru dans Israël dans la conscience juive, Données et débats (Paris, P.U.F., 1971), recueil qui regroupe les actes de deux Colloques sur Israël, un d’avant la guerre des Six Jours (1965) et un d’après (celui de 1968).
  2. Jehouda Leib Magnès (1877-1948) : rabbin libéral américain installé en Palestine dès 1922. Premier président et chancelier de l’Université Hébraïque.
    Léon Roth (1896-1963) : Philosophe, fondateur du département de philosophie de l’Université Hébraïque de Jérusalem aux côtés de Samuel Hugo Bergman et de Julius Guttmann. Après la création de l’État d’Israël et le décès de J.L. Magnes, en désaccord avec les orientations israéliennes, il démissionne et retourne en Angleterre, d’où il était venu en 1927.
    Georg Landauer (1895-1954) : Leader sioniste venu d’Allemagne se fixer en Palestine en 1934, très actif dans l’organisation de l’alya et l’aide à l’intégration des Juifs allemands en Israël.
    Ils ont tous milité, dès 1940, dans ce que l’on a appelé la "Brith Chalom" [l' "Alliance pour la Paix"], pour une entente avec les Arabes pouvant aller jusqu’à l’établissement d’un État binational.
  3. Au cours de son séjour en Israël dont il rend compte dans cet article, Jacques Fauvet, alors rédacteur en chef du Monde, s’est rendu au kibboutz El-Gadoth, dans la vallée du Jourdain, à proximité de la frontière syrienne. Il y a rencontré des habitants d’origine française et en a été très impressionné. Il s’est rendu compte que la guerre des Six Jours avait été une guerre de défense. Il raconte également qu’il a admiré la détermination de jeunes soldats israéliens, avec lesquels il s’est entretenu, à défendre la sécurité d’Israël. Il termine son article par cette phrase à l’éloge d’Israël :
    "Israël, terre des miracles ? Le monde est en tout cas témoin de ceux que l’intelligence peut réaliser, quand elle s’allie à la volonté dans la paix comme dans la guerre."
  4. Gertrud Luckner (1900-1995) a vécu à Fribourg, en Allemagne. C'était une travailleuse sociale chrétienne, qui avait participé à la résistance allemande contre le nazisme, sous les auspices de l'organisation Caritas. Arrêtée, en 1943, elle a été emprisonnée au camp de Ravensbrück. Après la guerre, elle a fondé la revue Freiburger Rundbrief en 1948, dans lequel était promue la cause du rapprochement entre juifs et chrétiens, pour laquelle elle œuvrait depuis toujours. En 1966, l'Institut Yad Vashem lui a décerné le titre de Juste parmi les Nations.


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