Bien que les actes du Colloque des intellectuels juifs de langue française sur Israël de janvier 1968 n’en portent pas la trace, cette lettre d’Éliane Amado Lévy-Valensi atteste qu’il y a eu certains frottements entre André Neher et Emmanuel Lévinas. Éliane Amado Lévy-Valensi tente de définir la perspective de chacun d’eux et de montrer qu’il ne s’agit pas, entre eux, d’opposition mais plutôt d’attitudes complémentaires (1).
Cher Monsieur,
Je peux imaginer vos sentiments après le Colloque d’après les miens propres – mutatis mutandis. Un peu de soulagement, un peu d’irritation, un peu d’émotion – et le sentiment sans merci que tout reste à faire, que ce soit aux Colloques ou ailleurs, en ce bas monde qui a tant de fois découragé Dieu et les hommes, et qui ne tient que par le pacte qui lie Dieu et l’homme et les relève, quand il faut, chacun de leur découragement.
[…] J’ai été en contacts répétés avec Lévinas et là il y a une signification en voie d’émergence, quels que soient les problèmes subjectifs en cause. Je vous livre les choses comme elles me viennent et, bien sûr, je lui écris aussi. Je suis tombée – oserai-je dire providentiellement ? – sur une phrase de vous dans les Colloques en voie de dépouillement. C’était une séance sans président. Vous étiez seuls, Lévinas et vous, et vous avez dit (et il a acquiescé expressément) : "Nous entrons dans la Torah en confrères pas toujours d’accord, mais c’est de ce désaccord qu’est faite notre amitié." Je crois que c’est plus encore : lui et vous, par votre différence essentielle, représentez une étape, une époque du judaïsme français qui doit subsister sans scission (comme les Cabalistes et les Talmudistes se sont opposés sans rompre l’unité du judaïsme parce que la Torah était derrière).
[…] J’ai la certitude absolue que vos deux positions sont ontologiquement complémentaires et non opposées. L’acte de foi – l’évidence – sans le scrupule risquerait d’enfoncer un autrui moins solide dans la bonne conscience ; le scrupule sans l’acte de foi risquerait d’occulter l’évidence et de stériliser la poussée messianique. En fait Lévinas, lorsqu’il dit qu’Israël est "un fait religieux", pense comme vous et vous pensez comme lui lorsque vous soulignez les scrupules d’Israël. Ils disent tous, vous dites vous-même que vous avez changé. Mais vous n’avez pas changé. Vous êtes resté fidèle à votre vision d’Israël et de ses exigences dans l’histoire. Comme nous tous vous avez payé dans votre sensibilité, dans votre vitalité, l’effondrement de ce nouvel "éon" de l’histoire. Et ce n’est pas rien.
[…] En fait, ce qui reste d’affrontement entre Lévinas et vous est de l’ordre de la subjectivité blessée. De celle qu’il faut dépasser. Sa rigueur philosophique a pu parfois vous irriter, comme votre souffle prophétique a pu le faire se refermer sur lui-même. Ce sont des choses qu’il faut dépasser lorsque l’exige la signification dont on est porteur. Et il faut penser aussi que l’histoire de chacun ne prédispose pas aux mêmes options concrètes, même si, sur le fond, on est d’accord. Vous, moi, avons eu notre enracinement en France dès la naissance. […] Lévinas vient de quelque part en Lituanie, son enracinement en France a été sa victoire et la parole qu’il y porte, son mérite. […] Il est "pur". Il m’a parlé d’une ébauche de conversation avec vous à propos de Jérusalem. Il m’a dit : "Nous voulons garder Jérusalem mais à chaque instant nous devons nous demander si nous avons raison de le faire." Je connais votre sentiment. Vous connaissez le mien. Si je devais préciser, je dirais que notre position et celle de Lévinas s’inscrivent bien dans la dialectique biblique parce que, comme en amour, cela dépend moins du propos délibéré que du mérite. Nous n’avons pas choisi de prendre Jérusalem (si Hussein n’avait pas attaqué, si Dieu n’avait pas "endurci le cœur" de ce Pharaon moderne, comme jadis, Jérusalem n’aurait pas été réunifiée). Nous ne pouvons pas davantage décider si nous "devons" garder ou non Jérusalem. Nous devons être dignes de la garder. J’ai fait un rêve (sic) où il était dit : Jérusalem sera à celui qui l’a le plus aimée, à celui qui a fait refleurir ses collines – avec référence au Jugement de Salomon : est la vraie Mère, celle qui aime vraiment.
Alors où est l’opposition entre Lévinas et vous, si ce n’est dans l’irritation que vos personnalités peuvent réciproquement engendrer ? Si vous disiez que votre amitié est faite de ce désaccord, bien plus encore en est faite la signification, une et historique, dont vous vous trouvez tous deux – et douloureusement – porteurs.
[…] Je ne sais rien des prochains Colloques – ni de l’avenir du monde. Je sais ce que vous êtes l’un et l’autre, ce que je m’efforce d’être. Et je sais que toute authenticité assumée se heurte, hélas, bien souvent, à la méconnaissance, au rejet de l’autre.
[…] Si j’en puis retenir, entre mes mains unies, le sens pour vous le restituer à tous deux, voyez-y le signe de ma très simple, profonde et fervente amitié. Que serait l’amitié si elle ne sauvait tout ce qui est de même signe qu’elle lorsque cela lui est possible ?
Pour vous et Madame Neher, notre fervente et constante pensée.
© : A . S . I . J . A. |