Le Centre Universitaire d’Études Juives (C.U.E.J.) est fondé en 1962 sous la présidence de Léon Meiss. André Neher, qui y donnera de nombreux cours, en assure la présidence effective ; mais il préfère prendre le titre de président délégué que, par déférence pour Léon Meiss, il conservera même après le décès de celui-ci en 1966.
La leçon inaugurale du C.U.E.J., en octobre ou novembre de chaque année, a toujours été un grand évément culturel pour la communauté juive (la première grande leçon inaugurale du C.U.E.J. a été donnée par André Neher sur le thème du Maharal de Prague).
En 1968, André Neher est déjà en train de s’installer en Israël ainsi que Léon Askénazi-Manitou, alors Directeur du C.U.E.J. : c’est la raison pour laquelle ni l’un ni l’autre ne sont à Paris pour accueillir Elie Wiesel à la Sorbonne, qui y prononce la leçon inaugurale du C.U.E.J. pour l’année 1968-1969. André Neher envoie une lettre-message depuis Jérusalem, destinée à être lue au début de la soirée.
Jérusalem, lendemain de Kippour 5729
3 octobre 1968
Ni le Directeur, ni le Président délégué du C.U.E.J. ne peuvent ce soir inaugurer personnellement, comme ils le font depuis toujours, la nouvelle année universitaire du C.U.E.J. Vous connaissez la raison de cette absence : ils sont actuellement tous les deux en Israël ; et si cette présence en Israël les dispense, n’est-ce pas, de formuler des excuses pour ne pas être avec vous ce soir, elle leur impose du moins l’exigeant devoir d’exprimer un regret et un vœu.
Le regret, c’est de ne pouvoir saluer ce soir, en ferveur directe, Elie Wiesel. J’aurais aimé lui dire à Paris, au-delà de notre gratitude d’avoir accepté de donner cette leçon inaugurale et, par là-même, une impulsion ou plutôt une orientation de caractère exceptionnel à la nouvelle année universitaire du C.U.E.J., oui, j’aurais aimé lui dire à Paris notre reconnaissance et notre admiration, ou plutôt – car, vous le sentez avec moi, n’est-ce pas, lorsqu’on parle d’Elie Wiesel, notre langage demande une transposition vers un registre nouveau et qui soit davantage vrai – j’aurais aimé vous dire, Elie Wiesel, notre émotion et notre joie – une joie de Souccot, dont les racines sont dans l’émotion grave de Kippour – d’appartenir à une génération qui a été jugée digne d’accueillir le double rayonnement de votre œuvre et de votre personne, l’isolement mystérieux et fascinant de votre pensée, et la force empoignante du silence des hommes et du silence de Dieu, lorsque vous leur arrachez une Parole et un Verbe.
J’aurais aimé vous dire cela à Paris, mais je pourrai bientôt vous le dire à Jérusalem, où vous êtes chez vous, où vous reviendrez bientôt et où les journaux, à la veille de Roch ha-chana et à la veille de Kippour, ont largement diffusé votre message. D’ailleurs ne venez-vous pas, dans votre dernier livre, de chanter Jérusalem, après avoir chanté les Juifs du silence des hommes et les Juifs du silence de Dieu – les Juifs d’U.R.S.S. et les Juifs d’Auschwitz – comme si – ou plutôt parce que – la souffrance des uns et des autres devenait soudain l’espérance du chant nouveau, du chant dernier, l’espérance du Messie d’enfin pouvoir se rencontrer soi-même ?
Et ceci m’amène à exprimer le vœu par lequel je sens devoir compléter mon regret.
Il me serait facile de souhaiter que vous tous, étudiants du C.U.E.J., vous soyez bientôt étudiants à Jérusalem, en Israël, facile parce que je sais que, profondément, c’est votre nostalgie à vous tous et que vous vous préparez à cet itinéraire. Mais mon vœu de ce soir, c’est que durant cette période de préparation, et quelle qu’en soit la durée, vous acceptiez de comprendre qu’il n’y a pas d’autre préparation à l’alya que celle qui fait de vous, chaque jour, des Juifs plus juifs qu’hier, par l’étude, par la connaissance, par la pénétration plus profonde dans la Torah, qui se confond avec la pénétration en vous-mêmes. Elie Wiesel vous parlera ce soir des aventures conjuguées de Rabbi Nahman de Bratslav et de Franz Kafka, auxquels fut simultanément refusée et accordée l’alya – refusée physiquement, et accordée par la leçon que leur effort désespéré pour faire jaillir l’étincelle juive du dedans de l’écorce la plus dure et la plus réfractaire reste pour chacun de nous.
Puisse sans aucune mauvaise conscience pour aucun de ses étudiants l’année universitaire 5729 du C.U.E.J. de la Diaspora être une année d’études juives et hébraïques fructueuse, explorante, exigeante. La rencontre plus intense de chacun des étudiants avec son âme juive sera comme la préface de son rendez-vous futur avec Jérusalem. Puisse, évidemment, cette préface ne pas rester inachevée.
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