83. à Maurice CLAVEL

Après la guerre des Six Jours, André Neher a chaleureusement invité le journaliste et écrivain Maurice Clavel à se rendre en Israël voir sur place ce qui s’y passe. La réponse de Maurice Clavel a été brutale et sans appel : "Je ne me rends pas chez des occupants." De Jérusalem, André Neher reprend contact avec lui par lettre au sujet d’un compte-rendu que Maurice Clavel a publié dans Le Nouvel Observateur à propos d’une émission télévisée consacrée à Israël. André Neher lui exprime avec force son indignation face à la manipulation de l’information par la télévision française.


Jérusalem, le 18 novembre 1969


Cher Maurice Clavel,


Je partage depuis une année mon temps entre Israël et la France et j’enseigne actuellement à l’Université de Tel-Aviv jusqu’en janvier où je reviendrai à Strasbourg. J’habite Jérusalem. C’est donc à Jérusalem que j’ai lu votre compte-rendu dans Le Nouvel Observateur sur l’émission Panorama : "Israël".

Je sais toute l’amitié que vous avez portée au cours des ans à ce pays, c’est pourquoi je me permets de faire appel à votre sens de la justice, mais aussi à votre compréhension de la portée des mots, de la gravité des sous-entendus.


Vous avez vu une émission que je n’ai pas vue moi-même. Vous soulignez lucidement dans votre article l’importance du fait qu’Israël ait laissé voir ; c’est énorme, mais peut-être valait-il la peine de le mettre mieux en relief et qu’on en fasse un de ces sous-titres qui frappe le lecteur et qui donne le ton à l’article.

Encore une fois, je n’ai pas vu cette émission puisque je suis à Jérusalem, et j’ignore comment l’équipe de la télévision a choisi les séquences et infligé son point de vue personnel à vingt millions de téléspectateurs.

Mais ce que je sais d’expérience pour avoir moi-même été interviewé lors d’une première émission de Panorama au mois d’août dernier, c’est l’incroyable mauvaise foi de l’équipe venue enquêter en Israël.


C’était quelques jours après l’incendie d’El Aqsa (1). André Chouraqui et moi-même avions été sollicités par l’équipe de la télévision française pour être l’objet d’une interview sur le sens de Jérusalem pour les Juifs. Il faudrait que je vous raconte de vive voix comment s’est passée cette séance de tortures morales qui m’a véritablement rendu malade pendant une semaine, ce serait trop long par lettre. Que je vous dise simplement ceci : nous devions être des témoins, nous avions accepté de présenter notre dossier devant une caméra que nous pensions relativement honnête ; soudain, d’une seconde à l’autre, devant les projecteurs braqués et devant un micro qui prenait subitement l’allure d’un pistolet dont on me menaçait, je fus tout à coup transformé en un véritable accusé auquel on assénait les questions les plus saugrenues, les plus calomniatrices, avec droit de réponse en quelques secondes seulement parce qu’il n’y avait plus de bande, parce que les impératifs de la technique et du "droit des peuples" à la libre information rendait impossible que je puisse m’exprimer librement.


J’étais placé d’un instant à l’autre devant ce choix tragique : refuser d’entrer dans ce cercle infernal, repousser le micro et les enquêteurs lourds d’agressivité ; cela aurait signifié : priver le public français de la compréhension d’un des aspects du problème capital à mes yeux. Ou bien, accepter la gageure et malgré ma répugnance, répondre avec le maximum de calme à mes accusateurs.

J’ai choisi la deuxième solution, mais j’aurais pu tout aussi bien choisir la première, et si Chouraqui en avait fait autant, ce qu’il était très disposé à faire également, vous auriez eu une émission où aucun Juif ne se serait exprimé, et pour des raisons très compréhensibles et très légitimes.

Je sais en tout cas que si un pareil choix m’était à nouveau proposé, pour des raisons humaines, pour des raisons de santé, et aussi pour des raisons d’honneur et de dignité, je me refuserais à me laisser entraîner dans ce jeu malhonnête d’une télévision partiale qui veut se donner des airs d’impartialité et qui utilise la loyauté démocratique d’Israël, la liberté qui y est donnée aux journalistes, la liberté qui y est donnée aux Arabes pour exprimer publiquement tout ce qu’ils pensent, pour en faire une émission absolument calomniatrice et infâme.


J’imagine que dans l’émission que vous avez vue, la partialité de l’équipe d’enquête a orienté toute l’émission. Je vous supplie, lorsque vous parlez des soldats israéliens qui sont corrects, de ne pas souligner ce terme de toutes sortes de sous-entendus très pénibles pour la mémoire française et qui ne correspondent pas à la réalité. Choisissez, si vous le pouvez, d’autres termes, des termes neufs qui correspondent à cette nouvelle réalité d’Israël : on la calomnie, on la défigure, en la recouvrant avec les mêmes mots qui ont servi à définir l’attitude des occupants nazis.


Je comprendrais votre hésitation à venir en Israël depuis 1967 si la situation pouvait avoir, même de loin, quelque commune mesure avec ce qui a existé en France, il y a vingt-cinq ans, mais il n’y a aucune commune mesure et de cela, vous ne vous rendrez vraiment compte que sur place, parce que les mots déforment la réalité des choses et les sentiments des hommes.


Ce qui est seulement à craindre, c’est que le ressentiment arabe trouve un appui puissant dans l’opinion publique mal informée et que les terroristes arabes, forts de l’approbation même des hommes les plus honnêtes, multiplient à tel point les attentats et les sabotages qu’Israël soit acculé au choix diabolique d’avoir recours à la violence ou de disparaître.

Si je dis bien terroristes arabes, je pèse mes mots. J’ai trop de respect pour ce qu’a été la Résistance française pour établir le moindre rapport entre ce qu’a été notre combat en France sous Hitler et ce qu’est la lutte des Arabes. Mais pour vous en rendre compte, il faudrait aussi que vous veniez ici, que vous entendiez la voix d’une jeunesse sans haine, qui souhaite seulement être débarrassée de ce fardeau de l’autodéfense qu’une situation inextricable fait peser sur elle. Il faudrait que vous sentiez sur place combien Israël est prêt à "comprendre" et combien il souffre qu’on le défigure en le peignant sous des traits de haine.
La vieille calomnie du meurtre rituel que l’humanité médiévale et même moderne a honteusement fais peser sur nous se retrouve, aujourd’hui, déguisée sous une autre forme, mais c’est toujours la même haine anti-juive que des préjugés séculaires implantent dans des milliers de cœurs, sans même que ceux qui en sont habités comprennent qu’il s’agit de préjugés.


Des hommes tels que vous, cher Maurice Clavel, peuvent seuls nous aider à sortir de ce cercle infernal ; c’est pourquoi j’insiste tellement pour que vous essayiez de voir vraiment clair. Si vous veniez ici, vous reconnaîtriez vos amis israéliens, à moins que vous n’arriviez vraiment trop tard, quand, abandonnés par tous, nous serons de nouveau à la veille d’un génocide, le second, comme vous l’écrivez, mais celui-là, je vous l’assure du fond de ma conscience d’homme pacifique, d’homme épris de paix et d’amour de son frère, ce second génocide là, nous l’affronterons comme Samson et non plus comme le Serviteur Souffrant.


Si vous ressentez, comme je l’espère, mon intense émotion en vous écrivant cette lettre, vous jugerez vous-même, cher Maurice Clavel, de la publicité que vous pouvez et devez donner à mon témoignage.

Bien à vous,

André Neher

Note :
  1. En août 1969, un jeune Australien chrétien mentalement dérangé a provoqué un début d’incendie dans la Mosquée El Aqsa à Jérusalem. Les Arabes en ont immédiatement et calomnieusement rendu les Juifs responsables, accusation reprise par plusieurs télévisions en Europe.


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