84. à Eliezer RECHEF, Jérusalem

Revenu en France depuis une quinzaine de jours après un trimestre d’enseignement en tant que Professeur invité à l’Université de Tel-Aviv, André Neher est déçu par l’attitude des jeunes. Il exprime aussi à son ami Eliezer Rechef (1) sa profonde nostalgie d’Israël. Mais il ne réalisera pas le projet, dont il fait état dans cette lettre, d’y revenir en mars 1970 car une grave crise cardiaque fin février 1970 l’obligera à être hospitalisé et immobilisé pendant une très longue période.


Strasbourg, le 20 janvier 1970


Très chers amis,


La grisaille qui recouvre la France depuis le premier instant où nous y avons remis les pieds et sans désemparer jusqu’à aujourd’hui est à la fois physique (pas un reflet de soleil) et morale : ce n’est pas seulement le cynisme du gouvernement, contre lequel la Communauté juive essaye de mener le combat, mais elle est bien seule ; c’est aussi cette espèce de mentalité, de désœuvrement et de désarroi dans lequel se trouve le citoyen français et surtout les jeunes. Pas d’idéal, sauf les vacances, pas d’issue sauf, pour quelques rares idéalistes, le suicide (deux suicides de lycéens cette semaine à Lille, dans la semaine anniversaire du suicide de Jan Pallach) (2).


Je n’ai pas encore été à Paris […] où, d’après les échos, la propagande arabe sévit un peu moins fort (le Biafra (3) y est pour quelque chose, et aussi l’enthousiasme populaire, mais éphémère, pour Israël à propos des vedettes de Cherbourg et de l’enlèvement du radar) (4).


À Strasbourg, j’ai eu la surprise de trouver un Institut d’Hébreu où les salles sont trop petites pour contenir tous les étudiants. Ceux-ci sont dynamiques et sérieux au travail, pour une simple raison d’ailleurs : dans la majorité écrasante, leurs yeux brillent puisque à mon Institut, on parle d’Israël, de son histoire, de sa langue, de ses hommes, et eux-mêmes sont bien décidés à une alya prochaine.


Cela justifie ma présence ici, que néanmoins Renée et moi nous éprouvons comme un exil déjà trop long. Nous nous sommes empressés de prendre nos billets d’avion pour le 19 mars et bientôt donc ce Chalom que nous vous envoyons par voie épistolaire se complétera par un revoir direct qui nous réjouit par avance. Nous comptons les jours comme pour le 'Omer (5).


André Neher

Notes :
  1. Eliezer Rechef (Bucarest,1907 - Jérusalem,1990), ayant perdu son père à l’âge de onze ans, a alors définitivement quitté l’école pour aider à subvenir aux besoins de sa famille. Self-made-man, il maîtrisait six langues, dans lesquelles il a travaillé et acquis une vaste culture livresque, littéraire, historique et musicale. Il a fait son alya illégalement en 1944, a dirigé le Keren Kayemet Le-Israël (KKL) de France, puis le Bureau Européen, depuis Paris, de 1950 à 1961. À son retour en Israël, il a été nommé membre du Comité Directeur du KKL à Jérusalem, jusqu’à sa retraite.
  2. Jan Pallach s’est suicidé à Prague le 25 janvier 1969, dans l’espoir d’alerter l’opinion publique sur la situation tragique de la Tchécoslovaquie. André Neher a été très sensible à ce drame. Cf. Dans tes portes, Jérusalem, le texte "Nous avions cru" (p. 77-81).
  3. En mai 1967, les Igbos proclament l’indépendance de la République du Biafra, au sud-est du Niger, en réaction aux discriminations ethniques et aux massacres dont ils étaient victimes de la part des ethnies dominantes au pouvoir au Niger. Cela a entraîné une guerre civile jusqu’au 15 janvier 1970, date à laquelle les Biafrans ont capitulé. Pendant cette guerre civile, le gouvernement nigérien a imposé des blocus, isolant l’état sécessioniste et coupant son approvisionnement en nourriture. Il en est résulté une famine dévastatrice, qui a causé plus d’un million de victimes.
  4. À l’époque de la bonne entente entre la France et Israël (avant la guerre des Six Jours), le Gouvernement israélien avait commandé dans les chantiers maritimes de Cherbourg des "vedettes" d’armement militaire pour la marine israélienne. Ces vedettes avaient été entièrement payées par Israël qui en attendait la livraison lorsqu’est intervenu le boycott français contre tout armement en direction d’Israël. La marine israélienne a alors, en décembre 1969, réalisé le coup d’audace d’enlever, de nuit, le radar du port de Cherbourg et de réussir à faire prendre le large aux vedettes à l’insu des autorités. Lorsqu’on s’en est aperçu, les vedettes étaient déjà hors des eaux territoriales françaises.
  5. 'Omer : la période de cinquante jours qui s’étend de la fête juive de Pessa'h à celle de Chavouoth, où l'on compte les jours.
Lexique :


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