Sociologue célèbre, auteur de nombreux ouvrages sur les problèmes du travail, Georges Friedmann, lecteur d’André Neher, l’a connu de plus près aux Colloques des intellectuels juifs de langue française auxquels il a plusieurs fois participé. Leur amitié s’est poursuivie après l’émigration d’André Neher en Israël (1).
En octobre 1970, Georges Friedmann envoie à André Neher son livre La puissance et la sagesse (qui vient de paraître aux éditions Gallimard), dans lequel il livre ses réflexions morales et philosophique sur l’avenir de la civilisation. André Neher l’en remercie, l’en félicite et souligne certaines affinités de leurs pensées.
Strasbourg, le 13 novembre 1970
Cher Georges Friedmann,
Ma femme et moi-même, nous tenons à vous remercier pour votre dédicace et votre fidèle souvenir qui nous a beaucoup émus.
J’aurais aimé, dès aujourd’hui, entrer en dialogue avec vous après la lecture de votre livre La puissance et la sagesse dont je pressens qu’il est un maître-bilan dans votre itinéraire personnel, mais aussi un maître-guide pour l’humanité de la fin du XXe siècle.
Hélas, je sors d’une grave crise d’infarctus du myocarde et de deux mois et demi d’hospitalisation. Je reprends, il est vrai, mes activités à la Faculté, mais c’est cette reprise, précisément, qui m’oblige à organiser d’une manière draconienne mes journées entre les heures de travail et celles de détente et de repos. Les lectures en souffrent en premier lieu et je ne pourrai que très lentement faire avec vous le cheminement à travers votre livre si riche et si substantiel.
Quoique je sente qu’il y a dans votre livre une architecture que le lecteur doit respecter, vous ne m’en voudrez pas d’en avoir commencé la lecture par les pages consacrées au judaïsme (2). J’y retrouve, élargies, étoffées, les brûlantes nostalgies qui m’avaient déjà frappé dans votre Fin du peuple juif ? (3). J’y redécouvre avec joie et, pourquoi ne pas le dire, avec fierté vos exigences à l’égard de ce qu’est pour vous le judaïsme, et l’on n’est exigeant qu’envers ce à quoi l’on se rattache par des liens existentiels indéchirables. L’universel auquel vous appelez le judaïsme se trouve dans sa vocation du particulier. Vous semblez ne pas pouvoir vous en satisfaire. Mais cette insatisfaction est le signe même et la marque réelle d’identité des Juifs authentiques qui se savent pris dans un paradoxe dont l’essence est, sans doute, celle de l’humain tout court, éternel dans sa pérennité, comme le Juif est universel dans sa particularité.
Merci d’avoir accordé une si ample place à mes œuvres et à ma pensée dans ce chapitre. J’y vois un signe de votre amitié, à laquelle je suis très sensible, mais aussi de votre parenté, qui nous lie dans une même destinée et nous éveille à des exigences communes.
À vous, en très profonde sympathie.
© : A . S . I . J . A. |