95. de Jacques MARITAIN, Kolbsheim, à André Neher

En 1972, André et Renée Neher rendent visite à Jacques Maritain, âgé de 90 ans, à Kolbsheim (près de Strasbourg), où il passe ses vacances d’été dans le château de ses amis Grunelius, qui abrite ses archives. Lors de cette rencontre émouvante, André Neher lui offre un exemplaire de son dernier livre, qui vient de paraître : Dans tes portes, Jérusalem. Quelques jours plus tard, après l’avoir lu, Jacques Maritain écrit à André Neher (1).


Kolbsheim, le 21 août 1972


Mon bien cher ami,


J’aurais voulu vous écrire tout de suite combien j’ai été heureux de votre visite ici avec Madame Neher, j’en ai été empêché parce que j’avais eu l’imprudence de commencer un petit travail qui absorbait tout mon peu de forces et que je renonce maintenant à continuer.


Ce que je veux vous dire aussi, c’est l’émotion bouleversante avec laquelle j’ai lu votre livre, Dans tes portes, Jérusalem, qui m’apparaît comme un admirable témoignage de la foi juive prise en sa pure intégrité. À cause de la fatigue et de la peine à trouver mes mots, je suis incapable de vous en parler comme j’aurais souhaité, et de vous dire tout ce qu’il a apporté à cette méditation sur les voies de Dieu qui ne cesse d’occuper mon pauvre esprit. Je vous ai une profonde gratitude des grandes vérités qu’il nous rappelle, comme aussi des questions qu’il nous oblige à nous poser sur la terrible dialectique divine, stupéfiante et éblouissante à la fois, concernant Israël et l’Église du Christ. Le Seigneur lui-même n’a-t-il pas voulu cette sorte de concurrence ardente qui pourtant devant Lui est en même temps foncière convergence fraternelle (que cachent aux yeux des hommes les atrocités commises par tant de Chrétiens, et qui toutefois, chez ceux qui comprennent un peu, donne lieu à la plus profonde amitié) entre les deux peuples de Dieu ?


En vous lisant et en vous admirant, il m’était impossible de ne pas garder au cœur le souvenir de saint Paul et de la lutte formidable menée par lui pour que l’Église naissante pût annoncer l’Évangile aux incirconcis, et il me semblait entendre à l’arrière-plan comme un dialogue entre lui et vous. Cette Jérusalem que vous aimez d’un si merveilleux amour est quand même une ville de la terre – n’est-il pas trop clair qu’elle ne pourrait embrasser dans ses murs l’universalité de tous ceux qui sont ici-bas dans la grâce de Dieu ? N’est-ce pas par un Corps mystique immensément plus vaste, et qui n’est pas du monde tout en existant dans le monde, que le message de salut dont Israël est chargé peut s’étendre à toutes les nations, comme les psaumes et les prophètes nous le disent ? Et n’est-ce pas la foi qui nous sauve, cette foi qui brûle en votre âme et qui est aussi celle des justes du christianisme ? La terrible dialectique divine à laquelle je pense, je crois qu’elle n’aura son terme qu’à la fin de l’histoire humaine dans la commune persécution et les communes douleurs où seront réunis Israël et les vrais disciples de Jésus, avant la résurrection des morts. Car j’exulte comme vous du mystère de bénédiction dont la fondation de l’État d’Israël est le signe, et de toutes mes forces je chéris cet État, mais je crois aussi, hélas, que les Juifs n’ont pas fini de souffrir (n’est-ce pas ce que suggèrent aussi vos si belles pages "Nous avions cru" ? Et n’est-ce pas je ne sais quel obscur ressentiment contre le mystère sacré auquel l’État d’Israël - Erets Israël - se réfère en ses bases les plus profondes qui explique, derrière les stupides prétextes, politiques et autres, qu’ils invoquent, l’attitude des amis "antisionistes" et plus ou moins gauchistes qui vous ont quitté ?).


Ah, je ne suis pas fier d’être un Gentil ! Leur histoire s’est traînée dans la boue. J’ai reçu la grâce d’avoir auprès de moi, toute ma vie, et pour se sacrifier à mon pauvre travail, deux saintes filles d’Israël, Raïssa et sa sœur, dont les ancêtres étaient des hassidim et qui ont aimé Jésus de tout leur cœur ; et c’est à elles que je dois tout (2). Et je sais ma misère à moi, et j’ai honte de leur survivre.


Et je sais bien que trop souvent on sent le Gentil sous le Chrétien. Vous dites (p. 137) que "Rome et La Mecque sont des forteresses en terre de conquête" et que "leur soubassement est païen". Cela est vrai en un sens, selon que vous pensez à tous les Gentils convertis au christianisme depuis bientôt deux mille ans, et dont le chef est à Rome. Mais cela n’est pas vrai de la personne elle-même de l’Église du Christ, elle n’a pas de soubassement païen, car, ainsi que le dit saint Paul, c’est sur le tronc d’Israël qu’elle est greffée.


Laissez-moi, pour terminer, revenir sur la mystérieuse convergence à laquelle j’ai fait allusion plus haut. J’en trouve un exemple bien frappant dans vos remarques si vraies concernant les savants juifs (p. 113-118) et dans celles qui concernent (p. 126-128) la triste condition des "Israélites" adaptés au monde. Tout cela peut s’appliquer, dans le premier cas, à la soi-disant "science" qui fait aujourd’hui dérailler tant d’exégètes chrétiens, dans le second cas, à cette adaptation au présent monde et cet agenouillement devant lui de tant de Chrétiens qui voudraient faire du christianisme une espèce de grand Parti plus séduisant que le communisme, et prétendant comme lui mener les hommes au parfait bonheur temporel ici-bas, dans un oubli aussi total que possible des vérités de la foi, dont se moque le monde…


Pardonnez-moi cette lettre que je voulais brève et qui s’est faite bien trop longue.

Priez pour moi, mon bien cher ami. Et laissez-moi, en vous embrassant tous deux, vous redire, à Madame Neher et à vous, l’admiration et la tendresse du vieux

Jacques

Notes :
  1. Cette lettre de Jacques Maritain, qu’André Neher avait fait lire au Père Marcel Dubois à Jérusalem, a été publiée par ses soins dans la Lettre aux amis de Saint Isaïe (n° 39, 1975). Plus tard, René Mougel, directeur des archives Maritain à Kolbsheim, a fait publier cette lettre en appendice à la réédition du livre de Maritain Le mystère d’Israël (Paris, Desclée de Brouwer, 1990).
  2. Jacques Maritain a en 1904 épousé Raïssa Oumançoff, jeune Juive née en Russie. D’origine protestante, Jacques Maritain se convertit au catholicisme en 1906 en même temps que Raïssa. L’écrivain Léon Bloy est leur parrain. Véra, la sœur de Raïssa, se convertira aussi au catholicisme peu après sa sœur.


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