114. à L’ARCHE (Jacques Sabbath, rédacteur en chef)

Sous la plume de Salomon Malka et Jean-Luc Allouche, la revue L’Arche publie, en février 1977, un article très acide intitulé "Les Maîtres à penser" :
"Ils avaient nom, sans prétendre au palmarès et à l’exhaustivité, André Neher, Emmanuel Lévinas, Léon Askénazi (Manitou pour les Éclaireurs puis pour ses disciples), Elie Wiesel, Éliane Amado Lévi-Valensi et, dans un autre registre, Albert Memmi, Vladimir Jankélévitch, Robert Misrahi, Rabi (eh oui !), et d’autres encore."
André Neher a été blessé par cet article, particulièrement par une photo de lui, parmi d’autres qui illustrent cet article, avec pour légende : "André Neher, le lyrisme feutré de l’humaniste" ; et il a surtout été indigné que l’on n’ait donné la parole à aucun des "maîtres à penser" incriminés pour répondre à ces jeunes en colère. D’où une lettre assez amère à Jacques Sabbath, le rédacteur en chef de L’Arche.


Jérusalem, le 21 février 1977

Cher Jacques Sabbath,


Je reçois aujourd’hui le numéro de février de L’Arche, avec le texte "Les Maîtres à penser" et ses illustrations. Inutile de vous décrire à quel point j’en ai été blessé, car ce texte est, et se veut, blessant.


Décidément, nous ne sommes pas sur les mêmes longueurs d’ondes. Ni celle de la sensibilité, ni celle de la loyauté intellectuelle.

Sensibilité : Je comprends très bien cette "révolte contre le Père" et, donc, le bien-fondé de l’enquête. Mais certains chapeaux ont coutume d’être rédigés pour mettre les choses au point. Vous auriez, dans un tel chapeau, parler de la révolte des générations, c’eût été remettre les choses en place. Vous ne l’avez pas fait. Par indifférence ou par acquiescement à l’enquête ? Les deux hypothèses me blessent autant l’une que l’autre. Au moins auriez-vous pu rectifier la part des erreurs ; tous les "maîtres à penser" cités ne sont pas nés de 1967 ou 68 mais, vous le saviez bien, ils sont nés vingt ans plus tôt. Ce sont ces jeunes en colère qui sont nés aux idées en 1967-68 et qui croient que le monde des idées est né avec eux. Ce ne sont pas eux qui me blessent, c’est votre silence à vous. Il eût été amical de me prévenir par un mot de la publication de cette enquête. Après vos lettres récentes, je ne comprends plus votre politique en dents de scie : on mord et on embrasse ensuite, pour remordre le lendemain. Je ne marche plus.


Loyauté intellectuelle :

1) Je ne ferai pas usage du "droit de réponse". Mais l’eussé-je voulu, je n’aurais pu le faire, les délais postaux entre Paris et Jérusalem étant tels, vous ne pouviez l’ignorer, que, sans recevoir par avance le texte de l’enquête, ma réponse ne pouvait parvenir pour le numéro de mars, où seule elle aurait eu un sens (et non dans ceux d’avril ou de mai… Les lecteurs auront alors oublié depuis longtemps de quoi il s’agit).

2) Je vous avais envoyé une photo pour illustrer mon article sur Kippour dans le numéro d’octobre dernier. Ce n’était donc pas une photo d’agence, mais elle vous a été communiquée par moi, personnellement, dans un but très précis, qui n’a pas été respecté : accompagner mon texte sur Kippour. Vous l’avez utilisée maintenant pour cet article, avec une légende qui défigure entièrement ma personnalité. Une phrase prononcée par un jeune en révolte apparaît maintenant comme la définition que L’Arche donne d’André Neher. La photo que je vous ai aimablement fournie se retourne contre moi. C’est déloyal.


J’avais écrit à Luc Decaunes pour vous proposer des bonnes feuilles de mon livre Clefs pour le judaïsme qui est sous presse chez Seghers. Je ne veux plus entendre parler de ce projet. Après ce numéro de février, il serait ridicule – et pour longtemps – que "l’humaniste" que je suis fasse entendre son "lyrisme feutré" dans L’Arche.


Amicalement, quand même, bien que l’article me fasse très mal.

André Neher


© : A . S . I . J . A. judaisme