134. au Professeur Vladimir JANKÉLÉVITCH, Paris

Vladimir Jankélévitch et André Neher ont de longues années coopéré au sein des Colloques des intellectuels juifs de langue française. Une amitié faite de profonde estime réciproque s’est tissée entre eux. L’un et l’autre ont été terriblement marqués par la deuxième guerre mondiale et la Shoah.
Cet échange de juin 1982 se situe en pleine guerre du Liban. André Neher a appris que Vladimir Jankélévitch a participé à Paris à une manifestation de protestation contre l’attitude d’Israël au Liban. Il en est déçu et le dit franchement à Vladimir Jankélévitch, au nom des principes qui les unissent depuis tant d’années. Très sensible à cette lettre, Vladimir Jankélévitch répondra aussitôt à André Neher, en lui disant que lui-même a beaucoup hésité avant de participer à cette manifestation.


Jérusalem, le 20 juin 1982

Cher ami,


Dans une correspondance de Paris, diffusée aujourd’hui par la radio israélienne, Victor Malka a cité votre nom, en pointe, parmi les intellectuels juifs condamnant, en termes particulièrement sévères, l’attitude de l’armée israélienne au Liban.

L’amitié qui nous lie depuis si longtemps, le besoin de recherche de la vérité qui nous a toujours animés, m’autorisent ou plutôt m’obligent à vous écrire une lettre, que je voudrais formuler toutefois de la manière la plus courte possible, en m’inspirant très simplement de ce que vous m’avez appris vous-même, et de ce que nous a appris notre maître commun, Edmond Fleg.

  1. Dans Pardonner ? (1) (que je sais à peu près par cœur), vous écrivez, page 37 :
    "Ceux que n’émeuvent ni la tuerie de Lidice, ni le massacre d’Oradour, ni les pendaisons de Tulle, ni les fusillés du Mont-Valérien, de Châteaubriant, de la Cascade et de Chatou, réservent leur indignation au bombardement de Dresde par les Anglais, comme si, en ce domaine, les Allemands n’avaient pas eu l’initiative, comme si la destruction de Rotterdam, de Varsovie et de Coventry par un adversaire implacable n’avait pas précédé les raids anglo-américains."
    Comment voulez-vous dénier ce raisonnement aux Israéliens en face de ceux qui réservent leur indignation au bombardement de Beyrouth par l’armée d’Israël, comme si l’assassinat de Barsimantov à Paris (2), la tentative d’assassinat de l’Ambassadeur Argov (3) et les bombardements intensifs de la Galilée par les Katyushas (4) de l’O.L.P. n’avaient pas précédé les raids israéliens ? En face aussi de ces mêmes indignés que n’émeuvent plus (oubli ? pardon ? prescription ?) la tuerie de Maalot, le massacre de l’aéroport de Lod, les attentats de Misgav-Am, de Naharya, l’assassinat des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich, et tant d’autres, ces mêmes indignés qui oublient que les malheurs du Liban n’ont pas commencé en 1982 mais en 1975, quand, dans l’indifférence de l’Europe et du monde, l’O.L.P. et les Syriens ont dépecé le Liban et massacré les Chrétiens libanais.

  2. Extrait de la lettre du 7 février 1919 d’Edmond Fleg à Ernest Bloch :
  3. "Nous avons, Henry Prunières et moi, longuement parlé de Romain Rolland, dont il était le grand ami autrefois, et avec qui il a cessé de correspondre depuis la guerre. Il déplore, comme moi, l’erreur profonde qu’a commise Romain Rolland en restant en Suisse, pendant un bouleversement pareil ; cet homme n’a pas pu sentir physiquement ce qui se passait dans son pays, et ce manque de contact a faussé, à mon sens, toute sa mentalité et tous ses jugements. Il est absolument impossible de penser sainement à la guerre quand on est français, en restant de l’autre côté de la frontière […]"

Même nous qui sommes à Jérusalem, nous n’avons pas toujours pensé "sainement" à la guerre. Le député à la Knesset Imri Ron, du parti de gauche Mapam (celui de nos amis du Cercle Bernard-Lazare, à Paris, comme vous le savez), revenu du Front du Liban à Jérusalem, l’a vivement rappelé à ses camarades du Mapam, restés à l’arrière, et qui reprochaient aux soldats de Tsahal ce que vous leur reprochez. Il a énergiquement témoigné du bien-fondé de notre combat et des efforts surhumains faits par nos soldats, souvent au sacrifice de leur vie, pour préserver au maximum les vies des civils libanais, dont les sous-sols des maisons habitées par eux sont transformés en bunkers et en véritables arsenaux d’explosifs par les terroristes palestiniens. Il a supplié le Mapam de cesser sa campagne anti-Tsahal et, en effet, le Mapam vient de publier ce soir un communiqué rendant hommage aux soldats d’Israël.

Si nous, à Jérusalem, alors que ce sont nos enfants et nos proches qui se battent au Liban, nous ne raisonnons pas toujours "sainement", comment voulez-vous qu’à Paris on puisse avoir une vue "saine" du combat d’Israël ?


Je vous envoie, cher ami, mes pensées fidèles.

André Neher


Notes :
  1. Vladimir Jankélévitch, Pardonner ?, Paris, Le Pavillon-Roger Maria éditeur, 1971 (réédité depuis avec d’autres petits essais sous le titre L’imprescriptible – Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1996). Pardonner ? est un court texte qui pose le problème de l’impossibilité du pardon aux Allemands qui ont perpétré les massacres de la deuxième guerre mondiale.
  2. Yacov Barsimantov, membre de l’Ambassade d’Israël à Paris, a été assassiné à Paris le 3 avril 1982 par un terroriste.
  3. L’Ambassadeur d’Israël en Angleterre, Shlomo Argov, a été grièvement blessé à Londres et est resté paralysé. Cette tentative d’assassinat a été l’élément-détonateur qui a déclenché l’attaque israélienne au Liban.
  4. Katyuchas : lance-roquettes d'origine soviétique.
Lexique :


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