Cher ami,
Je suis bien loin de revendiquer pour moi la vérité totale. Je suis, comme d’habitude, déchiré. C’est après de longues et cruelles hésitations, et plusieurs palinodies, dont un écho a dû parvenir jusqu’à certains journaux, que j’ai finalement choisi de rejoindre devant l’ambassade, le 17 juin je crois, la petite foule (assez petite d’ailleurs) qui attendait silencieusement d’être reçue. J’ai dû dire à ces amis qui attendaient : finalement, et après bien des tergiversations, je suis quand même avec vous ; mais c’est une partie seulement de moi-même qui est ici ; l’autre moitié est restée à la maison. La moitié qui dit non. Je suis venu pour qu’il ne soit pas dit que dans les circonstances présentes, quand on meurt à Beyrouth, des deux côtés, un Juif qui est un survivant de l’extermination massive reste tranquillement chez lui, les pieds dans ses pantoufles (les pantoufles de la médiation hégélienne) sans avoir rien à dire. Sachez donc ceci : tout ce que vous m’écrivez est vrai et je le fais mien. Mais justement pour cette raison : notre destin est de vivre une vérité écartelée, une vérité sanglante, de témoigner douloureusement pour ceux qui nous veulent du mal et qui souffrent à leur tour, et de courir ce grand risque : leur tendre la main. Vous pensez sans doute que tout ceci est un peu trop chrétien. Il faut garder le revolver dans sa poche. L’essentiel étant, même si l’intervention israélienne était cent fois justifiée, de ne pas rester chez soi avec son bon droit de tout repos quand la tuerie fait rage. C’est ce que nous n’avons pas fait dans la Résistance, mais à ce moment-là nous étions les plus faibles, et l’ennemi voulait notre néant. La Résistance était un impératif catégorique. Ici je fais un pari dangereux, un acte de foi : je suppose que les Arabes ne sont pas des Allemands. Si je me trompe et si vous avez raison, je dirai : c’est ma faute. J’ai mal joué. Mais il fallait jouer.
Bien fidèlement et amicalement à vous.
© : A . S . I . J . A. |