139. au Grand Rabbin René SIRAT, Paris
Lorsque René Sirat, disciple devenu ami d’André Neher, a été nommé grand rabbin de France, celui-ci en a été très heureux et le lui a dit à plusieurs reprises. Mais face aux événements de la guerre du Liban, leurs réactions sont totalement divergentes et André Neher fait part à René Sirat de sa tristesse et de sa déception à la lecture du dernier bulletin mensuel que le grand rabbin de France adresse aux rabbins français.
Jérusalem, le 1er décembre 1982
Mon cher René,
Je reçois votre bulletin de liaison du mois de Kislev et me voici malheureux à la lecture de votre "Al ha-oumot".
Ce texte – beau en hébreu et en français et, par là-même, séduisant – ne fallait-il pas le laisser dans vos dossiers, comme cela arrive souvent lorsqu’on écrit sous le coup d’une inspiration – j’en ai une longue expérience – au lieu de le livrer en méditation-choc aux rabbins de France, trop heureux d’avoir matière à lecture publique, lors d’un sermon, d’une réunion, d’un colloque ?
Nous sommes trop proches l’un de l’autre pour que je sois obligé de m’étendre longuement et en détail sur les raisons de ma pénible surprise : vous en avez sûrement l’intuition, et je me contente des points suivants en guise de rachei prakim :
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Ne sentez-vous pas que le reproche que vous faites à l’État d’Israël de "mettre son ambition à devenir tout simplement un peuple comme les autres", je suis amené à vous le renvoyer, puisque vous placez délibérément l’État Israël (en hébreu, vous dites plus abruptement : Israël) sur le même plan que cinq nations "autres", sans nuances ni réserves ?
- Votre "courroux" ne devrait-il pas s’étendre, en toute équité, à la fraction d’Israël que constitue le judaïsme de la Diaspora ? Le judaïsme français, pour m’en tenir à lui seulement, dont vous êtes le Berger, n’a-t-il jamais provoqué votre courroux par "son abandon progressif des valeurs éthiques et spirituelles qu’il a acceptées au pied du Mont Sinaï", par son assimilation galopante au milieu français chrétien ou laïc, par les mariages mixtes, par les conversions, par l’indifférence de sa majorité écrasante au Culte, à l’éducation juive, à l’enseignement de l’hébreu, et par, a'haron a'haron 'hamour, le refus de sa majorité écrasante de répondre à l’appel de l’alya, ce qui est, sans aucun doute, l’une des causes qui empêchent l’État d’Israël en Erets Israël d’être pleinement ce qu’il devrait et pourrait être si le peuple juif, en masse, répondait à l’Appel ?
- La sévérité de votre jugement sur l’État d’Israël, pourquoi est-elle si abrupte, si absolue ? Ne devrait-elle pas être tempérée par l’expression de l’amour qu’en fils si fidèle de notre Peuple, vous lui avez toujours témoigné, par l’expression de la confiance que vous avez toujours placée en lui, par l’expression, enfin, des clartés dont vous connaissez si bien l’existence en Israël et qui éclipsent les points ténébreux que vous isolez si brutalement ? Amos-le-Prophète, comme tous nos prophètes, n’englobe-t-il pas sa tokha'ha dans d’émouvantes et superbes nevouot chel cheva'h, ne'hama ve-gueoula ? Pourquoi avoir mutilé ce qui fait l’essence même de notre roua'h : le lien entre la tokha'ha et la gueoula ?
Fraternellement vôtre,
André Neher
Lexique :
- A'haron a'haron 'hamour : littéralement : "en dernier ce qui est le plus grave" – inversion volontaire de l’expression courante en hébreu : "en dernier le meilleur".
- "Al ha-oumot" : "À propos des Nations".
- Alya :
litt. "montée" ; désigne l'immigration en Israël.
- Erets Israël : le pays (la terre) d’Israël.
- Gueoula :
le mot hébreu "gueoula" est difficile à rendre en français. Le mot "rédemption" en est une traduction infidèle. Ici, il s’agit du lien inscrit dans les prophéties entre la menace et la bénédiction à la fin des temps.
- Kislev : mois hébraïque qui se situe en novembre-décembre.
- Nevouot chel cheva'h, ne'hama ve-gueoula :
prophéties de louange, de consolation et de rédemption.
- Rachei prakim : têtes de chapitre.
- Roua'h :
spiritualité.
- Tokha'ha : prophétie de menace.