149. à Cynthia OZICK, New York (U.S.A.)
Un ami d’André Neher lui apprend que, de manière bien inattendue, son nom est cité dans le livre de la grande romancière américaine Cynthia Ozick : La galaxie cannibale (1). Surpris, après avoir lu la traduction française parue depuis peu, il écrit aussitôt à Cynthia Ozick. Rencontre peu banale entre une romancière et un personnage non fictif cité dans l’un de ses romans (2).
Jérusalem, le 27 août 1986
Chère Cynthia Ozick,
La traduction en français de votre merveilleux roman La galaxie cannibale m’a fourni l’occasion de me découvrir, à la page 82, en personnage, fort sympathique d’ailleurs, au cœur de l’intrigue.
C’est une expérience agréable et rare, qui n’est pas donnée fréquemment à un auteur, que de se voir attribuer un rôle dans l’œuvre romanesque d’un autre auteur, et je tiens à vous en dire mon émotion et ma reconnaissance (3).
Plusieurs autres connections personnelles me relient à votre roman, au-delà de mon rattachement à la culture française et à sa communauté juive, que vous décrivez avec tant de talent.
Edmond Fleg, "le grand-voile et le grand-mât" du Principal Brill (4), n’a pas été seulement l’objet de beaucoup de mes études. Nous avons beaucoup sympathisé et il me considérait comme son "héritier spirituel".
Parmi les rares livres que j’ai pu sauver de la débâcle en 1940 et porter sur moi durant toute la Shoa (en France), et que j’utilise maintenant encore à Jérusalem, figure, en format de poche, un exemplaire… du Traité Taanit ! (5)
Le "Programme Dual" (6) (tel qu’il était rêvé par le Principal Brill et non pas tel que le réalisait M. Gorchak dans sa méthode d’enseigner la Bible), ma femme (qui est aujourd’hui professeur d’Histoire juive à l’Université Hébraïque de Jérusalem) et moi-même, nous l’avons préconisé lorsque nous étions encore en France et nous avons réussi à l’y faire pénétrer assez profondément.
Depuis la guerre des Six Jours, nous avons fait notre alya, et nous sommes heureux à Jérusalem, au milieu de notre peuple.
Nous y serons plus heureux encore le jour où, chère Cynthia Ozick, vous pourrez nous rendre visite dans notre demeure à Jérusalem.
Cordialement à vous,
André Neher
Notes :
- Cynthia Ozick, La galaxie cannibale (The Cannibal Galaxy, New York, Alfred Knopf, 1983), traduction française Claudia Ancelot, Paris, Mazarine, 1986.
- À la réception de cette lettre d’André Neher, c’est au tour de Cynthia Ozick d’être surprise et étonnée – extrait de sa réponse du 1.10.1986 :
"Je ne mérite absolument pas de recevoir une lettre, écrite dans sa langue maternelle, du professeur Neher. Cela a fondu sur moi comme une sorte de miracle-de-Jérusalem. Essayez, je vous prie, de visualiser : moi à genoux devant vous. Une lettre d’André Neher ! Son livre, L’exil de la parole (publié ici par la Jewish Publication Society), je l’ai tellement étudié et je m’en suis fait un tel trésor !" (© Archives André Neher)
- "À présent, elle lui offrait un premier sourire qui étirait ses lèvres en cachant ses dents et creusait bizarrement une entaille peu profonde dans la chair entre ses sourcils. ‘Vous connaissez André Neher ? Il a écrit sur Fleg – et Fleg, c’est votre domaine, n’est-ce pas ? Votre grand-voile et votre grand mât ? Vous devriez lire, dans votre propre langue, L’exil de la parole..' Il n’avait plus à se demander si son sourire était sardonique. Elle le traitait de haut." (Cynthia Ozick, La galaxie cannibale, op. cit., p. 82)
- Directeur de l’école que fréquente le fils de l’héroïne du roman, et auquel elle rend visite pour des questions pédagogiques. Brill, dans le roman, est un admirateur d’Edmond Fleg.
- Traité talmudique qu’André Neher a pu garder sur lui pendant l’Exode (juin 1940) grâce à l’édition en petit format qu’il possédait. De la réponse de Cynthia Ozick du 1.10.1966, il ressort que c’est là une incroyable coïncidence :
"[…] Est-ce que j’ose croire que j’ai bien compris ? Que vous avez transporté avec vous pendant toute la guerre un exemplaire en format de poche de Taanit, exactement comme Brill ? Est-ce que c’est vraiment possible ? Si c’est vrai, imaginez mon excitation ! Est-ce que la main d’un ange ou d’un séraphin m’a conduite vers cela, et vers vous ?" (© Archives André Neher)
- "Programme Dual", c’est-à-dire portant à la fois sur l’enseignement juif et l’enseignement général.
Lexique :
- Alya : litt. "montée" ; désigne l'immigration en Israël.