Le pasteur Bernard Keller a été sollicité par la communauté juive de Strasbourg pour participer à un volume d’hommage au grand rabbin Max Warschawski. Il a soumis une étude sur Pessa'h et Pâques, étude qui, écrit-il à André Neher dans une lettre du 27.3.1987, lui "a été renvoyée avec un "non possumus". Il ne comprend pas ce refus et s’en ouvre à André Neher pour avoir des explications : "[…] j’ai eu l’impression d’un refus poli dont les raisons véritables restaient cachées. […] j’ai essayé de pousser un peu mes interlocuteurs, n’obtenant comme réponse que ceci : ‘les lecteurs juifs seraient choqués’. Je m’interroge : ‘choqués ?’ Est-ce du domaine de l’irrationnel ? Je n’arrive pas à bien saisir la réaction, c’est pourquoi je me dis que si je m’adresse à vous, j’ai plus de chance de voir plus clair. […]" C’est sur le ton de la totale franchise qui régit depuis de longues années leur relation d’amitié qu’André Neher lui répond en lui exposant l’asymétrie des positions juive et chrétienne et en insistant sur le fait que le texte de Bernard Keller contient une prise de position religieuse à laquelle un Juif ne saurait souscrire.
Mon cher Bernard,
Votre lettre du 27 mars et votre texte joint, "Regard chrétien sur Pessa'h", ont retenu durant tout Pessa'h notre attention fraternelle – celle de Renée et la mienne –, et c’est en notre nom à tous deux que je vous écris cette lettre.
Avec l’incident du refus répété de votre texte par des Juifs qui sont vos amis et qui n’ont pour vous, nous le savons, que respect et reconnaissance, nous touchons l’un des points par lesquels s’illustre le fait quela relation judéo-chrétienne ne comporte pas la réciprocité. Je pense que vous pouvez assister au Seder de la Pâque juive (ou à n’importe quelle autre liturgie juive) et en faire une "lecture chrétienne" sans que vous ayez à renoncer à quoi que ce soit de votre foi chrétienne, sans que cette foi chrétienne soit interrogée ou mise en doute. Au contraire : la liturgie juive contribue à alimenter les bases et les racines de votre foi chrétienne. Il n’en est pas de même du Juif. On ne peut pas parler d’une lecture juive religieuse des Évangiles ou de la Cène. À certains moments, il y a dans la Cène une volonté de faire entrer l’auditeur, par certaines paroles, par certains gestes, dans une communion à laquelle le Juif, s’il veut rester juif, n’a pas le droit d’adhérer. C’est l’un des sens même de son judaïsme que de refuser cet appel du christianisme et de lui dire : "Jusqu’ici, mais pas plus loin".
Or, votre texte, mon cher Bernard, n’est pas un document historique, qui aurait pu, à la limite, être écrit par un incroyant. C’est un texte religieux, presque liturgique. Il est très beau, très prenant, au sens littéral de ce terme aussi. Il m’invite – par l’attrait de sa force, puisée dans les profondeurs de votre foi, à pénétrer, avec vous, dans une Cène aux aspects multiples et si admirablement évoqués, dans laquelle il n’y a pas de place pour moi si je veux rester juif aussi authentiquement que vous êtes chrétien dans ce texte que votre fidélité chrétienne ne vous permettait pas de rédiger autrement.
Je vous ai parlé, voyez-vous, avec cette entière franchise que vous me demandez, mon cher Bernard. Je le fais en amitié profonde et fidèle à nos liens si beaux, car ce qui nous sépare, c’est uniquement la différence de votre foi et de la mienne, et notre engagement amical exige que, de part et d’autre, cette différence soit respectée.
En très fidèle affection.
Votre
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