Dans une introduction, M. A. Neher nous donne les raisons pour lesquelles il a choisi Amos pour objet de son analyse, posant ainsi le problème de la continuité ou de la discontinuité de l'histoire d'Israël et, du même coup, au travers du monothéisme éthique et universel, le problème de la valeur de la Loi et de l'Alliance. C'est dire que M. A. Neher, dans son ouvrage, ne se contraindra pas à la lente et minutieuse analyse de textes traduits mot à mot, annotés avec la patience des Pères de l'École biblique de Jérusalem, par exemple, verset par verset, mot par mot. Il s'attachera à décrire le sens métaphysique d'une expérience dont les analyses littéraires qu'il nous donne sont d'une lecture attachante.
L'ouvrage se divise en trois grandes parties.
La première est consacrée au texte. Celui-ci est exposé, nous l'avons dit, d'une manière synthétique. Le Prophète nous est présenté à travers la partie biographique de son œuvre. Connaissant l'homme, il devient possible d'analyser ses discours ; dans le même souci, M. A. Neher en divise l'étude en traitant de la notion de Berith (1), telle qu'elle apparaît dans la pensée inspirée du berger de Teqoa, de la notion d'idolâtrie que nous eussions aimée plus approfondie, enfin, des parties historiques et des complaintes du texte hébraïque. Cela permet à M. Neher d'aborder la partie proprement métaphysique, d'exposer les cinq visions que nous transmet le texte hébraïque.
Nous voudrions ici insister sur la valeur des traductions que nous apporte la thèse de M. A. Neher. On sent à travers les mots français la présence du texte hébraïque. Est-il possible d'en faire meilleur éloge ? (2)
Le texte des visions est analysé avec beaucoup d'attention et permet au lecteur un accès plus immédiat dans la structure de la pensée du Prophète.
La deuxième partie de l'ouvrage analyse cette pensée elle-même. Un premier chapitre expose le problème des sources de la prophétie. M. Neher reprend là des théories classiques et parfois contradictoires dont il fait une intéressante application de la pensée d'Amos. Un deuxième chapitre est consacré aux antécédents historiques de ce message. M. A. Neher s'attache à montrer la profonde originalité du Prophète au sein de ce 8ème siècle (3), dont l'histoire économique, politique et sociale paraît si attachante et si bouleversée dans le Moyen-Orient.
Ainsi introduit, le message d'Amos s'éclaire des lumières à la fois philosophiques et historiques dans lesquelles M. Neher a entendu le placer.
L'apparition d'Amos nous est décrite comme celle d'un "éclair", par surprise fulgurante, et, pour mieux la mettre en relief, citons le parallèle que M. Neher fait entre Elie le Tisbite et Amos le Teqoite. Mais, est-il permis de conclure "que malgré leur isolement, Elie et Amos ne sont prophètes que parce qu'ils appartiennent à la communauté d'Israël... Leur expérience n'est pas mystique mais sociale". Il conviendrait, sans doute, de nuancer davantage les affirmations de cette partie et M. Neher, par ailleurs, s'y est employé : notamment, dans la troisième partie de l'ouvrage consacrée explicitement à la prophétie. La fonction sociale du Prophète y est analysée avec le souci de mettre en relief à nouveau (cf. chapitre II, 1ère partie, pp. 34 à 82) la notion de Bérith dont il étudie surtout les caractères sociologiques. M. Neher reprend le thème classique de l'opposition du Lévitisme et du Prophétisme au sein de la société hébraïque. Y a-t-il vraiment solution de continuité entre ces deux manifestations de la pensée biblique ? Ne sont-ce pas deux états différents d'une même participation à la présence divine si intimement vécue, si pleinement donnée ?
M. A. Neher analyse dans le dernier chapitre de son ouvrage le caractère éthique et métaphysique du Prophétisme. La partie la plus profonde de sa conclusion nous apparaît être celle où il identifie la notion de Bérith à celle de création. L'un des grands commentateurs de la Synagogue n'avait-il pas déjà fait dériver analogiquement le mot Bérith de la racine verbale Bara, créer ? Dans son ouvrage, M. Neher cite non seulement les principaux textes d'érudition ayant déjà traité du Prophétisme et, plus particulièrement, d'Amos ; il se réfère aux mouvements les plus récents de la pensée contemporaine, aux principales publications d'auteurs tels que Pierre Burgelin, Benjamin Fondane, Kierkegaard, Emmanuel Mounier, Martin Buber, Etienne Gilson...
C'est là un louable effort en vue d'intégrer les travaux d'exégèse biblique moderne dans les courants intellectuels contemporains, pourvu que soit évité le danger, auquel la critique du 19ème siècle ne sut pas toujours résister, de juger des textes sacrés à travers des modes passagères. Par la qualité de son esprit et la subtilité de nombre de ses analyses, M. Neher a-t-il échappé à ce travers, d'autant - et c'est là, croyons-nous, le principal mérite de son travail - qu'il est élevé à l'école des commentateurs hébraïques de la Bible?
Sans doute cet ouvrage est le premier paraissant en langue française où l'on sente à chaque page une référence directe ou implicite aux parties les plus importantes des commentaires traditionnels pieusement conservés par la Synagogue. Certes, M. A. Neher fait le procès des méthodes de la critique biblique introduites par Wellhaussen et un certain nombre de ses successeurs, mais les parties proprement littéraires de la thèse de M. Neher nous semblent constituer la contribution la plus durable de son travail. Les développements de M. Neher éclairent le texte du prophète Amos replacé dans son cadre social, politique, intellectuel. Amos devient plus proche de nous mais, plus encore, nous apparaît-il dans sa profondeur grâce à l'intéressante utilisation que l'auteur fait du Midrash dont usèrent avec tant de maîtrise les commentateurs rabbiniques, pour ôter à certaines parties de la Bible leur sécheresse apparente et les restituer dans leur véritable profondeur.
C'est pourquoi nous devons souhaiter que M. A. Neher, dont de nombreux et excellents articles avaient déjà révélé les talents au grand public, continue ses travaux qui contribuent puissamment au renouveau intellectuel du Judaïsme français.
Le mouvement dialectique de la pensée de Neher est servi par l'expression symphonique qu'il choisit délibérément. L'homme juif est à la fois hébreu israélite ou Israélien, à la fois unique et universel, l'être-pour-soi qui doit être aussi l'être-avec-l'autre. D'où la dimension diachronique des arpèges de l'histoire d'Israël. Neher pourchasse les mythes de l'antijudaïsme chrétien qui condamnait naguère "le peuple déicide". Il décrit avec vigueur et sobriété la place tragiquement privilégiée du juif victime de l'européocentrisme qui caractérise le christianisme occidental sous tous ses avatars.
Mais il est aussi une dimension synchronique au temps d'Israël. Neher la découvre dans les rythmes de l'histoire qu'il analyse en prenant pour point de départ la pensée de Franz Rosenzweig. Le thème linéaire Création-Révélation-Rédemption se métamorphose en schéma trithématique stellaire, celui de l'étoile de la Rédemption dont les six pôles désignent Dieu - la Création et la Révélation - le Monde et l'homme - la Rédemption enfin qui donne un sens à l'universel. Neher consacre cinq pages (49-54) à l'illustration de cette philosophie dans l'existence pathétique de Franz Rosenzweig. La théologie de Neher reflète la polyvalence du donné hébraïque : Dieu est transcendant et pourtant immanent ; l'homme est libre et pourtant déterminé par la loi ; Israël est particularisé et pourtant universel.
De cette polyphonie se dégagent trois dominantes. La dominante philosophique, au nom de la Bible, dresse les penseurs juifs contre Aristote et la philosophie hellénistique. "C'est la prodigieuse solennité de la notion de création ex nihilo, érigée en dogme philosophique par les penseurs juifs, qui a assuré la valeur de la philosophie de Jérusalem en face de celle d'Athènes." La création ex nihilo, la révélation de la Torah fondent le primat de l'éthique et débouchent sur l'espérance messianique, celle de la rédemption.
Les pages consacrées par Neher à la dominante mystique de la pensée d'Israël constituent un résumé des grands courants de la pensée juive, écrit, lui aussi, dans le style symphonique qui inspire l'œuvre entière.
Ayant défini la dialectique de l'identité juive et les dimensions juives du temps, Neher traite en vingt pages d'une grande densité de "la dimension juive de l'espace", c'est-à-dire du sionisme. Habitant de Jérusalem, Neher plante les jalons d'une histoire du sionisme décrit en tant que "monogéïsme" de la pensée d'Israël, de la Bible au sionisme cosmique du Rav Kook.
La dernière partie de ce livre constitue un essai de saisir et d'apprécier les valeurs juives en tant que "futuribles". Neher fonde sa dialectique prospective sur deux faits : Auschwitz et Israël. L'auteur reprend les grands thèmes de sa pensée qu'il traite cette fois, en fonction des fins dernières du couple Israël-Univers. La vie rituelle juive se fonde sur la responsabilité cosmique d'Israël : elle conditionne la purification du codeur, Neher incluant dans l'espace-cœur la Rédemption de la Terre et, au cœur de ces cœurs le respect d'autrui qui est un refus prophétique de l'aliénation de l'humain. Deux clefs secrètes pour cette alchimie du salut qui est, pour Neher, la miswa : le Shabath et le Kippour en leur sacre éternel et leur actuelle profanation.
Pour conclure un livre exceptionnellement riche de pensées et d'interrogations, l'auteur se découvre dans sa réalité de témoin du cataclysme hitlérien et de la renaissance d'Israël pour nous poser l'éternelle question de Job qui le hante, celle de la réalité du mal. Neher nous donne les réponses à cette question de quelques-uns de ses contemporains, de Stéphan Zweig, qui s'est suicidé, à Elie Wiesel "mort à Auschwitz".
Le final de la symphonie de Neher débouche, lui, sur le pari pour l'espérance et la vie, une vie qui est aussi la vie d'Israël et de son État.
Chacun des chapitres de ce livre comporte une bibliographie qui en indique les sources et les compléments. Mais davantage qu'une introduction fort bien faite à l'étude du judaïsme, l'œuvre de Neher nous propose une réflexion rigoureuse sur le fait juif. Si l'apologétique n'en est pas absente (par exemple lorsqu'il parle de la miswa ou de l'État d'Israël dans l'économie globale du salut) elle est de loin dépassée par l'analyse des faits et des doctrines qui animent le dynamisme interne de la vie d'Israël, d'Abraham à nos jours.
Si l'on dressait la liste des dix plus beaux essais écrits sur le judaïsme depuis le début du siècle, il ne fait pas de doute pour moi que ces Clefs pour le judaïsme devraient y figurer. Neher est là en pleine possession de sa pensée et de son style, comme régénérés au contact de cette terre qu'il a élue et qui lui a donné d'écrire son plus incontestable chef-d'œuvre.