Edouard Vigneron, Pierre Marie,
les policiers sauveurs des juifs de Nancy
Extrait du Livre des Justes pp.69-72,
Editions JCLattès 1995,
avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditeurs
On connaît une ville de France, Nancy, qui fut le théâtre
d'une vaste action concertée de policiers sauveteurs. Le service des
étrangers tout entier s'est mobilisé pour donner l'alerte le
18 juillet 1942 à 385 juifs devant être arrêtés
et déportés.
Trente-deux juifs furent malgré tout appréhendés soit
parce qu'ils n'avaient pas cru la police soit parce qu'ils n'avaient pas trouvé
d'abri. Mais le train prévu pour le transport de près de quatre
centaines de juifs a dû être décommandé. A propos
des autres, la presse nancéenne a écrit récemment (en
1987, à l'occasion de la cérémonie de remise de la médaille
des Justes aux deux chefs du service des étrangers) : "Lorsqu'à
l'aube du 19 juillet 1942 les bottes résonnent sur les pavés
nancéens, que les crosses des fusils nazis défoncent les portes
des appartements, il n'y a plus personne." Les fusils nazis ? La mémoire
française éprouve décidément une réelle
difficulté à évoquer ses propres policiers, français,
qui ont opéré accomplissant les ordres du gouvernement de Vichy.
Au moins ce furent leurs camarades, portant le même uniforme, qui firent
échec à la rafle.
Nancy sur une carte postale ancienne
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Edouard Vigneron, chef du service des étrangers, et son adjoint Pierre
Marie avaient cinq hommes sous leurs ordres. Ils connaissaient personnellement
les juifs qui devaient être arrêtés. Ils les recevaient
au commissariat pour la régularisation de leur situation, et tenaient
leurs dossiers à jour.
Edouard, âgé de près de soixante ans, avait une longue
expérience de "ses" administrés. Ils avait choisi
de leur faire confiance, leur prodiguait des conseils et évitait les
tracasseries. Ils n'en avait jamais éprouvé de déconvenue.
Le 18 juillet 1942, il apprit que la rafle devait avoir lieu le lendemain
à l'aube. Ils ne tarda pas à se décider. Ils convoqua
par téléphone au commissariat tous ceux qu'il put joindre. Afin
d'alerter les autres, il chargea Pierre Marie d'envoyer les agents du service.
Charles Bouy raconte : "Notre chef Marie nous a rassemblés. La
situation est grave, les petits, nous a-t-il dit."
Jérôme Scorin, l'un des rescapés, témoigne : "Je
me suis présenté le 18 au commissariat, dans le service de M.
Vigneron. Ils m'a remis une fausse-vraie carte d'identité, au nom de
Hubert Hiebel, né à Metz. Grâce à quoi je suis
parti en zone sud, à Lyon."
Henri Kricher, vingt-deux ans, et son frère âgé de quatorze
ans, furent conduits, solidement encadrés par deux agents, à
la gare de Nancy, et placés dans un train. A quelques secondes du départ,
les agents leurs remirent des billets pour Dijon et de fausses cartes d'identité,
avant de disparaître.
Henri Lespinasse, Charles Thouron, Emile Thiébault et François
Pinot du service des étrangers, ont eux aussi participé à
ce sauvetage de plus de 350 juifs. Charles Bouy et sa femme Octavie ont même
hébergé pendant quelques jours deux familles qui ne savaient
pas où se cacher avant de franchir la ligne de démarcation.
"Les Allemands étaient de mauvais poil", assure Bouy.
Edouard Vigneron a finalement été démasqué, démis
de ses fonctions et incarcéré à Fresnes.
Le vieil inspecteur-chef a eu la chance de ne pas avoir le "profil"
de ceux que les Allemands et la Milice accusaient de terrorisme anti-français.
Seuls pesaient contre lui de vagues soupçons, aucun procès n'a
été ouvert contre lui. Libéré et réhabilité
après le départ des Allemands, il a pris sa retraite en 1951.
Tout récemment, le secrétariat général de la Défense
nationale s'est intéressé à l'échec de la rafle
des juifs à Nancy en juillet 1942. Ils a confié une étude
à l'Institut de recherche sur la résolution non violente des
conflits. Menées par le directeur de l'Institut, Jean-Marie Muller,
les recherches ont pu démontrer qu'à la suite de l'échec
de la rafle les Allemands se sont contentés des explications vagues
de l'intendant de police, Coissard. "Mon hypothèse, écrit
Muller, est que les Allemands ont jugé dangereux de reconnaître
cette désobéissance de la police. Cela aurait détruit
la cohérence globale de la collaboration." Laquelle collaboration,
il faut le rappeler, permettait aux occupants de faire en France l'économie
de milliers de membres des forces de l'ordre, le travail étant réalisé
par la police française.
"A Nancy comme à Paris, souligne Jean-Marie Muller, l'administration
collaborait au plus haut niveau. Néanmoins, des policiers ont résisté.
Ceux du service des étrangers à Nancy ont prouvé en 1942
que la société civile avait les moyens de résister après
l'effondrement militaire. A un momentoù la légitimité
était devenue illégitime, ils ont su se placer dans une légitimité
illégale. Ils l'ont assumée jusqu'au bout, en fabriquant de
fausses cartes d'identité, en cachant des familles, en les aidant à
fuir." Et d'universaliser la portée de l'opération de sauvetage
des policiers de Nancy :
"La défense ne peut être réduite à la seule
défense militaire. Elle doit pouvoir compter sur la défense
civile. Les Français ont mythifié la résistance militaire
de 1944. [...] En cas d'occupation, il faut une cohésion de la société
civile. La légitimité démocratique prime la légalité
usurpée."
Ecrite en 1991, cette conclusion s'appuie sur la démonstration accomplie,
cinquante ans plus tôt, par les Justes, hommes et femmes de toutes conditions,
sauveteurs de juifs, exceptions au sein d'une population passive et indifférente.
© Editions Jean-Claude Lattès, 1993.