Extrait des Cahiers alsaciens d'archéologie d'art et d'histoire, Société pour la conservation es monuments historiques d'Alsace, t. XVII année 1973
En faisant l'inventaire des stèles funéraires juives destinées à être exposées d'une manière permanente dans la Cour des Maréchaux du Musée de I'Œuvre Notre-Dame à Strasbourg, nous avons trouvé une pierre à inscription hébraïque dont l'intérêt s'imposa d'emblée à nos yeux, car il était évident qu'il ne s'agissait pas d'une stèle funéraire et nous n'avions jamais rien vu de semblable. Quand et comment était-elle parvenue là ? Euting (1) (2), et Lillmann (3) ne la connaissaient pas. Elle était dépourvue de numéro d'inventaire. Peut-être lors des travaux de déblaiement qui suivirent les destructions de la dernière guerre, fut-elle trouvée et mise à l'abri. Le lieu de découverte est d'ailleurs d'un intérêt très relatif lorsqu'on sait que le cimetière juif d'avant 1349 servit longtemps de carrière de pierres, et qu'il n'y a guère de quartier de la ville où des stèles ne furent déterrées.
Le fragment de pierre qui nous intéresse est gravé des deux côtés. Ce qui en reste est assez important pour que nous puissions en restituer la forme générale : une demi-circonférence d'environ 45 centimètres de diamètre.
Nous possédons des stèles funéraires datées qui présentent ce type d'écriture et nous situons la pierre faisant l'objet de cette étude vers le milieu du treizième siècle. On remarquera que deux mots, Benoth et Tsion, sont vocalisés. Le cas est tout à fait exceptionnel. La pierre est gravée des deux côtés, une face beaucoup plus soignée que l'autre, l'inscription étant encadrée d'un large rebord.
On remarquera aussi que les lettres ne sont, ni bien alignées, ni toutes de la même hauteur. Par exemple côté face, la barre verticale du premier Aleph a 55 mm de haut, celle des autres 40 mm. Aucune stèle funéraire de l'époque ne montre autant d'irrégularités. Bien au contraire, le sculpteur commençait son travail en traçant, parfois très profondément, des lignes horizontales destinées à le guider. Ces lignes son absentes ici. Ce qui laisse supposer que la pierre était déjà scellée dans le mur lorsque l'inscription fut gravée. Ceci explique aussi la rugosité de la pierre côté revers, puisqu'a l'origine elle ne devait pas être gravée, et peut-être, et ceci est très important, l'oubli de deux petits signes d'abréviation sur le Beth et sur l'Aleph de la première ligne côté revers, oubli qui rend le texte inintelligible. Cet oubli n'a pas dû être remarqué par les contemporains si comme nous le croyons, le côté revers se trouvait à l'intérieur d'un bâtiment peu éclairé.
Les mots Benoth et Tseénah évoquent irrésistiblement le Cantique des Cantiques, 3:11. En admettant une inversion imposée par la différence de longueur des lignes à graver, nous lirons les 2 premières lignes :
Mais là s'arrêta notre savoir, et la lecture des lignes 3 et 4 nous apparut d'une difficulté insurmontable.
Le Rabbin Schlesinger dont les connaissances talmudiques sont immenses, accepta de s'aventurer dans ce difficile travail d'épigraphie. Son mérite est grand, car la satisfaction que l'on retire de ce genre de travail est tempérée par l'incertitude d'avoir trouvé la bonne, la seule solution. Aussi nous lui exprimons ici notre très vive gratitude.
Selon le Rabbin Schlesinger, l'inscription devrait être ainsi complétée :
Les lignes 1 et 2 se rapportent bien au Cantique des Cantiques
3:11.
Ligne 3 : Le mot Tsion a le sens de Beth Hamidrash
(maison d'étude) et de Beth Hakenesset (synagogue)
comme il est dit dans le traité Bera'hoth 8a au sujet du verset
2 du Psaume 87. "L'Eternel préfère les portes de
Sion à toutes les demeures de Jacob". Les portes de Sion, ce sont
les portes des synagogues et celles des maisons d'étude.
Ligne 4 : Ce n'est pas Berinah "dans la joie"
comme on serait tenté de le faire, mais Che'hinah qu'il faut
lire, "la présence divine", suivi du mot Armonah,
dérivé de Armon, "palais", comme il est écrit
Armon Beth Hamnélékh, 1 Rois 16:18.
L'inscription pourrait se traduire ainsi :
"Filles de Sion, venez et voyez, la maison de prière et son Dieu,
la présence divine en son palais".
On comprend maintenant la vocalisation des mots Benoth et Tsion
qui renouvellent en verticale l'appel du premier verset.
Le revers de la pierre est consacré à la date. Si celle-ci nous parait évidente, il demeure une incertitude en ce qui concerne les deux premières lignes. La première ligne, selon le Rabbin Schlesinger, pourrait se lire : Houkedach le Beth Elokim, "consacré à la maison de l'Eternel", mais pour quz cette solution nous satisfasse, les deux lettres Beth et Aleph devraient porter le petit signe d'abréviation. Oubli du tailleur de pierres ? Pour la date elle-même nous lisons : Be chicha veésrim la 'hodéch Nissan roch ha'hoda him le éléf chichi. Le 26 du mois de Nissan, le premier des mois du sixième millénaire. Le passage d'un millénaire à un autre a toujours quelque chose d'impressionnant. Il n'est donc pas surprenant que nos ancêtres aient signalé l'événement avec une certaine emphase. Au 26 Nissan 5 000 correspond le jeudi 19 mars 1240, date de la mise en place de cette pierre, ou de l'inauguration de l'édifice.
Les écritures des deux faces ne sont pas les mêmes, peut-être tout simplement parce qu'elles n'ont pas été taillées par le même sculpteur. On m'a objecté qu'elles pouvaient ne pas être de la même époque, que quelques années pouvaient les séparer, que l'inscription Benoth Tsion aurait été taillée au dos d'une pierre déjà utilisée. C'est une supposition qu'on ne peut écarter. Mais la réutilisation n'a pu être possible que dans un seul cas : la date occupait primitivement l'emplacement, que nous pensons être le tympan d'une porte. Le rabbin pensa qu'on pouvait mieux utiliser l'emplacement. Il fit donc retourner la pierre et composa la dédicace que nous lisons aujourd'hui. Mais nous ne croyons pas que les choses se soient passées ainsi, car le sculpteur aurait exécuté son travail au sol, alors que toutes les irrégularités prouvent que le travail a été exécuté la pierre étant en place.
Il y avait à Strasbourg deux groupes de bâtiments communautaires. Le premier comprenait un important groupe de maisons et de cours, à l'angle de la rue des Juifs et de la rue des Charpentiers. Tout ce terrain est actuellement occupé par la librairie-imprimerie Istra. On y trouvait la Judenschule (la synagogue), l'école, le bain rituel, la boucherie. La synagogue primitive avait dû se trouver parmi ces bâtiments, mais la population juive augmentant, cette synagogue se révéla trop exiguë et une nouvelle synagogue fut construite de l'autre côté de la rue, entre la rue du Faisan et la rue des Pucelles, approximativement là où nous trouvons aujourd'hui les numéros 30 et 32.
On sait que le Talmud imposait une séparation entre les hommes et les
femmes à la synagogue. Ainsi une séparation constituée
par une corde sur laquelle on étalait des manteaux de prière (Tallith)
était tout à fait valable.
Mais en Rhénanie, au treizième siècle, on signale quelques
synagogues de femmes dites Weiberschul, Frauenschul, Beth
hakenesset chel nachim. C'étaient des constructions bien séparées,
communiquant avec la synagogue des hommes dite Männerschul par
une petite fenêtre à mi-hauteur, pour que la femme qui dirigeait
l'office (Vorbeterin) puisse harmoniser les prières avec celles
des hommes. Une telle synagogue a été construite en 1212 à
Worms et en 1281 à Cologne. Jusqu'à ce jour on n'avait pas la
moindre présomption quant à l'existence d'une Weiberschul
à Strasbourg. Mais la pierre que nous venons de découvrir, nous
ouvre des perspectives nouvelles. Car quel pouvait être le sens de cet
appel Benoth Tsion sinon une adresse à des femmes, et où
peut-on imaginer cette pierre, sinon à la façade d'une Weiberschul
?
En 1868, Monsieur Oscar Berger-Levrault fit faire des travaux de terrassement en vue de la construction de sa nouvelle imprimerie au 15, rue des Juifs, 1à où nous trouvons aujourd'hui la librairie-imprimerie Istra. Il découvrit à environ 4 ou 4,50 m au-dessous du niveau actuel, une pierre à inscription hébraïque qui fut décrite tour à tour par E. Lambert (5), Euting (1) et Moïse Schwab (4). Après la défaite de 1870 et l'annexion de l'Alsace-Lorraine, Monsieur Berger-Levrault se replia sur Nancy, emportant la pierre qu'il déposa au Musée Lorrain. Les raisons patriotiques qui poussèrent Monsieur Berger-Levraultà emporter la pierre n'existant plus, Monsieur l'Abbé Choux, conservateur du Musée Lorrain, a consenti à s'en dessaisir et à la rendre à Strasbourg.
Cette inscription, plus ancienne que celle de la Weiberschul, puisqu'elle daterait de la deuxième moitié du douzième siècle, est une sorte de Table du Souvenir. Dame Rachel, fille du Rabbin Jonathan, offre cinq zekoukim destinés à la construction d'un édifice religieux, en mémoire de son mari décédé, Rabbi Mena'hem fils de Samuel. Au moment du décès de Dame Rachel, la communauté évoqua dans la pierre cet acte généreux et la mémoire des bienfaiteurs.
Cette pierre avait été trouvée intacte par M. Berger-Levrault. Elle nous revient malheureusement mutilée. Mais nous espérons, grâce au dessin qu'en publia Euting, pouvoir en faire la restauration.
L'inscription devait être gravée dans le sens vertical. La pierre
avait déjà été préparée à cet
effet, ce qui explique l'arceau que nous trouvons aujourd'hui à droite.
Mais les longs versets rimés n'entraient pas dans le cadre qu'on leur
avait préparé. Aussi on disposa simplement la pierre dans l'autre
sens. Les versets sont rimés, une rime en va alternant avec
une rime en él (par une erreur du sculpteur, le nom Samuel se
termine par un Réch).
Voici la traduction :
1 Que l'Eternel se souvienne en bien de l'honorable
2. Rabbi Mena'hem, fils de Rabbi Samuel.
3 ainsi que de sa digne compagne,
4. Dame Rachel, une mère en Israël,
5. fille du Rabbin Jonathan, qui offrit
6. cinq Mark pour la construction de la Maison de Dieu.
7. Au moment où son âme retourne à son Créateur.
8. qu'Il veuille la réunir au faisceau des vivants. Amen
La lettre Réch, surmontée du signe d'abréviation et placée devant un nom propre, se lit Rabbi, mais n'implique pas la dignité de rabbin. C'est une marque de déférence, qu'on pourrait traduire par Maître, ou simplement Monsieur. Par contre dans la ligne 5, nous lisons que Dame Rachel était la fille du Rab (en toutes lettres) Jonathan. Nous pensons qu'elle était fille de rabbin.
L'expression Binian El, nous l'avons traduite par "maison de Dieu", c'est-à-dire synagogue, comme le fit Euting. Pour Moïse Schwab, l'expression peut s'appliquer à n'importe quelle construction pieuse, par exemple une école. A Rouffach, l'expression utilisée, Bel El, "la maison de Dieu", ou à Molsheim, Mikdach meat, "petit sanctuaire", ne laissait pas la place au doute. Mais la querelle est futile. Si le Talmud fait bien la distinction entre maison de prières et maison d'étude, il est probable que dans la pratique, on devait souvent prier et étudier dans les mêmes locaux. De là vient que le mot Schule, Judenschule, est celui qui désigne le plus souvent dans les régions de langue germanique, la synagogue.
L'expression 'hamicha zekoukim fut traduite par Euting par fünf
Gold-gulden. Moïse Schwab préféra "cinq pièces
d'or". En réalité, l'expression zakouk (de la racine
zakak, fondre, affiner), au pluriel zekoukim, désigne
dans tous les documents juifs du Moyen Age allemand le Mark qui,à
côté du Pfund ou Litra, était, non pas
une pièce de monnaie, mais une monnaie de compte, correspondant à
un certain poids en argent. Quant aux pièces d'or, elles étaient
appelées zehouvim (zahav, l'or) ou meginin
(clipei, scalali aurei, goldone Schilde, écus
d'or). On trouvera l'expression zekoukim dans de
nombreux documents bilingues cités par Brilling et Richtering (7),
et dans le travail de Zimmels (8) avec toutes les dénominations
juives des monnaies courantes utilisées au treizième siècle.
Nous voudrions ssimplement citer un long document par lequel deux banquiers
juifs s'associaient pour prêter une somme de dix Mark à trois débiteurs
ce qui permet de se faire une idée de l'importance de la somme.
L'expression de la huitième ligne, "que son âme soit réunie
au faisceau des vivants" est devenue classique. Nous la trouvons aujourd'hui
sur toutes les stèles funéraires, réduite à la première
lettre de chaque mot. Elle dérive d'une citation de I Samuel, 25:29
: Vehaïta néféch adoni tseroura bitsror ha-'hayyim ét
hachemélohékha. "Que l'âme de mon seigneur soit
réunie dans le faisceau des vivants auprès de l'Eternel ton Dieu".
Euting avait déjà remarqué une analogie entre l'expression
Rou'ha él kona ét chava, et une épitaphe
de Worms décrite par Lewysohn (6) sous le numéro
9. En faisant l'inventaire des stèles juives du Musée de l'Oeuvre
Notre-Dame, nous avons retrouvé la même tournure sur un fragment
d'une stèle datant des environs de l'année 1270 :
Beahava néro yiphra'h ... neyachouw le kono ... le'hayyé ad
im chear tsaddiké olam...
"Avec amour son âme s'envola et retourna vers son Créateur
(ou son Maître) pour une vie éternelle parmi tous les justes. du
monde".
Cette inscription montre le degré de spiritualité atteint par cette communauté au destin tragique. On ne peut que déplorer la destruction si totale de ses oeuvres, et se réjouir pour chaque fragment que le sol strasbourgeois veut bien nous restituer.
Observation : L'introduction de caractères hébraïques dans le texte, aussi bien que la transcription dans le système international, auraient entrainé des complications typographiques. Nous avons adopté un système de transcription phonétique simplifié. Les hébraïsants qui nous liront, voudront bien nous excuser.
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