La Frankfurter Allgemeine Zeitung publia le 18 avril 1996 sous le titre «Dass mit der Erschiessungen der Juden aufgehört wird» (Que l'on cesse de fusiller les Juifs !), un important document sur ce que la population d'Allemagne pouvait savoir sur le sort réservé à la population juive. Il s'agit d'un jugement rendu le 22 novembre 1943 à Berlin par une cour martiale (Bundesarchiv Dok/K 917/7).
L'accusé était le médecin commandant Christian Schöne, né en 1883 à Reinswalde, médecin lieutenant durant la première guerre mondiale. Fait prisonnier par les Russes, il s'évada, fut repris et interné en forteresse puis déporté en Sibérie, et enfin libéré au cours d'un échange de prisonniers. Après la guerre, il exerça comme médecin hospitalier. Mobilisé en 1939, il fut nommé médecin commandant. En octobre 1940, il se fit inscrire au Parti national-socialiste. Décoré de la Croix de Fer de seconde et de première classe et de la Croix d'honneur des combattants, ses notes sont excellentes et il est considéré comme un Nationalsozialist convaincu. L'accusé avait un frère cadet, lui aussi médecin-commandant dans la 6e armée devant Stalingrad, pour lequel il éprouvait une vive affection et avec lequel il était en correspondance régulière.
Or, depuis janvier 1943, l'accusé était sans nouvelles de son frère. Il écrivit des lettres à toutes les autorités, à la famille des combattants à Stalingrad, à des délégations étrangères – Croix rouge internationale, ambassade de Suède – lettres auxquelles il donna bientôt la forme de circulaires. Ces circulaires arrivèrent sous les yeux des autorités ; elles y relevèrent les passages suivants qui devaient l'amener en Cour martiale :
«Il faut que j'en vienne enfin à la question grave et épineuse que je ne puis aborder qu'avec hésitation, la question du passage des Juifs par les armes. J'ai entendu la proposition suivante: que l'on fasse savoir aux gouvernants juifs de Moscou que si l'on faisait du mal à nos prisonniers, les 6 à 7 millions de Juifs qui sont entre nos mains en subiraient les conséquences. Les Juifs de Moscou sont parents avec ceux de Kiev, d'Odessa, etc. Mais ces Juifs de Kiev et d'Odessa ont déjà été massacrés dans des proportions monstrueuses que les fosses de Katyn n'arriveraient pas à contenir. Mon frère, disparu à Stalingrad, m'avait fait quelques allusions à ce sujet, ajoutant que tout était si terrifiant qu'il préférait ne pas en parler. Staline avait dit que lors de la prise de Kiev 50 000 Juifs avaient été fusillés, mais mon frère tenait de bonne source qu'il y en avait 64000. Et non seulement des hommes, mais des femmes et des enfants.
Les hommes du commando auraient dit que la manière la plus humaine de les tuer était de leur mettre une balle dans la nuque. La dissimulation des corps fut si mal faite que des montagnes de cadavres ont revu le jour après la fonte des neiges.
Bien que je ne lise aucun journal étranger et n'écoute aucune radio étrangère, il n'est pas pensable qu'on ne sache rien à l'étranger du massacre des Juifs. Je sais que l'on continue avec ces tueries, car, il y a quelques jours, un soldat SS s'est plaint à moi de cauchemars et de troubles cardiaques provoqués par les 150 exécutions quotidiennes auxquelles il devait participer. Je pense que nos prisonniers devront un jour payer pour cela. L'argument selon lequel nous n'avons pas à nous mêler de choses qui ne nous regardent pas, que la fin du massacre des Juifs ne nous servira à rien, n'est pas admissible. L'arrêt d'une conduite moralement condamnable ne vient jamais trop tard et y contribuer ne peut être qu'honorable.
Si l'on a fait 98 000 prisonniers à Stalingrad, il y eut certainement de lourdes fautes au niveau du commandement et du haut commandement.
Dans un Etat parlementaire, nous nous adresserions à nos députés, dans notre Etat autoritaire, nous avons le Parti et les autorités. C'est à eux et si possible au niveau le plus élevé que nous devrions nous adresser et présenter deux souhaits : que l'on place des hommes qualifiés à la tête des opérations militaires et que l'on cesse de fusiller les Juifs. Que chacun s'adresse à l'autorité qui lui paraît la mieux qualifiée, à un Gauleiter, à un ministre, à un général bien placé... En ce qui me concerne, je suis prêt à communiquer par lettre toutes mes informations à la Chancellerie du Führer.»
Plusieurs personnes à qui la circulaire n° 3 fut adressée la renvoyèrent, effrayés par son contenu. Le tribunal fut relativement indulgent à l'égard de l'accusé. Le fait de s'adresser à des autorités plaidait en sa faveur, bien que la critique du haut commandement militaire (dans le cas de Stalingrad, le Führer lui-même), fût gravissime. Le tribunal mit ses écarts de langage sur le compte d'une santé défaillante, d'une instabilité de caractère et de son éloignement des réalités, enfin du coup que lui porta la disparition d'un frère très aimé.
Le médecin commandant Christian Schöne fut condamné à un an de prison et à la perte de son grade. Le jugement fut confirmé par le Generalfeldmarschall Keitel. La Frankfurter Allgemeine Zeitung du 18 avril 1996 donne le jugement in extenso et lui ajoute un commentaire de son neveu Albrecht Schöne. L'ex-médecin commandant Christian Schöne fut affecté comme infirmier à l'infirmerie de la prison de Tegel-Buch d'où il fut délivré par l'armée soviétique le 1er mai 1945 dans un état de santé pitoyable. Il est mort le 31 mars 1947. Son neveu pense qu'il s'est suicidé. Il avait jusqu'au bout ignoré que son frère, fait prisonnier à Stalingrad, avait été retrouvé vivant dans un camp en Sibérie.
Le personnage du docteur Christian Schöne est peu intéressant. Il avait montré sa sympathie à l'égard du national-socialisme dès 1933, mais adhéra formellement au parti seulement en 1940. Son neveu le décrit comme un Prussien arrogant et cynique. Le désastre de Stalingrad, avec la disparition de son frère cadet, le fit réfléchir et même penser qu'il pouvait y avoir une morale. Ce fils de pasteur aurait pu y songer plus tôt.
Dans ses lettres circulaires, il a adopté les idées national-socialistes. Il parle des « Moskauer jüdischen Machthaher » (du gouvernement juif de Moscou), des 6 à 7 millions d'otages juifs se trouvant entre nos mains et permettant aux Allemands d'exiger des Alliés un bon traitement pour les prisonniers allemands de Stalingrad.
D'aucune manière le tribunal ne contesta l'exactitude des affirmations de l'accusé concernant les quantités monstrueuses de Juifs – hommes, femmes et enfants – massacrés.
La relative mansuétude du tribunal militaire surprend. Pendant quatre semaines, l'accusé s'était attendu à la peine de mort réclamée par un tribunal de la NSDAP.
Il faut enfin remarquer que les lettres circulaires ne parlent que de crimes commis par la Wehrmacht et les Einzatsgruppen, jamais des camps de concentration. Les ignorait-il ? Cela paraît probable.