En 1880 on trouva dans une tombe à Strasbourg-Koenigshoffen un verre
historié à sujets bibliques datant du IVe siècle. Dit aussi
"de la Porte Blanche", il est actuellement conservé au Musée
archéologique de Strasbourg et considéré comme un des plus
beaux verres de la collection du musée, et en général de
la verrerie antique. Les archéologues y ont vu un témoignage de
la présence chrétienne à Strasbourg, allant jusqu'à
prétendre que la tombe était celle d'un prêtre chrétien
enterré avec son calice. Aucun autre objet supposé chrétien
ne fut trouvé à Strasbourg, qui était à l'époque
une simple ville de garnison avec beaucoup de monuments païens, dont un
sanctuaire consacré au culte du dieu Mithra. Peut-être s'y trouvait-il
quelques artisans chrétiens ou juifs, mais on n'en a aucune preuve. À
la même époque Trèves était capitale de l'Empire
et Cologne une grande ville; la présence d'une importante communauté
juive y est attestée en 321 par un édit de l'empereur Constantin
(Codex Théodose 3, XVI, 8).
Les avis sont partagés sur l'utilisation du verre et sur la signification des scènes qui y sont représentées.
Sans aborder les méandres de la théologie catholique, constatons simplement que la description fournie ne satisfait pas leur auteur et que la présence du second Moïse - ou du Christ - demeure inexpliquée.
Qu'il nous soit permis d'avancer une autre explication. Celles de Straub, de Hatt et d'Arveiller-Dulong reposent sur l'idée que ce que nous voyons entre les deux Moïse est censé représenter un rocher. Et si ce rocher n'en était pas un, mais une étendue d'eau, une sorte de bras de mer, et si les cinq sources s'échappant du rocher observées par Straub étaient autant de vagues ? Cette hypothèse n'a rien d'absurde.
Le musée du Vatican possède un verre à fond d'or du IVe siècle montrant, selon le conservateur du Musée, Moïse partageant les eaux. Nous ne trouvons aucune différence entre les eaux partagées de ce verre et le rocher du verre de Koenigshoffen. L'imprécision de l'image est telle que l'on peut tout aussi bien reconnaître un rocher, un arbre ou la mer divisée. Notre hypothèse apporterait de la clarté et une unité à la scène. De part et d'autre d'une étendue d'eau, la mer des Roseaux, Moïse une première fois lève son bâton pour séparer les eaux. On le revoit une seconde fois, le bâton toujours levé s'éloignant d'une mer se refermant derrière lui.
Le verre historié de Koenigshoffen (ou "de la Porte-Blanche") représenterait ainsi deux scènes bibliques, le passage de la mer des Roseaux et le sacrifice d'Abraham.
La présence de verrerie (coupes, carafons) dans une tombe chrétienne n'avait rien d'anormal. Les fresques des catacombes romaines nous montrent les chrétiens des premiers siècles, allongés sur des divans, mangeant, buvant et devisant gaiement en attendant la résurrection promise. Mais l'utilisation liturgique du verre gravé de Koenigshoffen n'est pas évidente. À l'examen, nous constatons une ouverture de 124 millimètres alors que la base n'a que 38 millimètres de diamètre. Cette forme tronconique donne au vase une très grande instabilité alors qu'un calice réclame une grande stabilité, même à une époque où la communion se faisait sous les deux espèces et où les fidèles aspiraient le vin à l'aide d'un chalumeau d'argent. Était-ce une raison suffisante pour réaliser un rebord supérieur inadapté aux lèvres ? Les autres vases contenus dans la tombe prouvent qu'il ne peut s'agir de maladresse du verrier.
Verre conique transparent de couleur vert-brunâtre avec pastillage bleu transparent, fines stries circulaires. Origine : Egypte (Fayoum ?) IVe ou Ve siècle. |
Verre conique transparent de couleur vert olive, gravé de fines stries circulaires et d'une fine arcature dans le bas. Origine: Vallée du Rhin ou Franconie VIe siècle. Cinzano Glass Collection, Londres, cat. 1978, n° 14 et 15. |
Peut-être avons-nous là une des premières réalisations de la lumière éternelle, brûlant jour et nuit dans les synagogues et les églises pour rappeler le chandelier du Temple.
Le lieu de fabrication de ce verre nous apportera peut-être quelques indices. Les auteurs dont Arveiller-Dulong nous donne la bibliographie sont d'accord pour situer l'atelier de fabrication de ce type de verres dans une aire centrée sur Cologne, la Colonia Agrippina des Romains, vers le milieu du IVe siècle. Le répertoire de l'atelier, à en juger d'après la vingtaine de verres retrouvés, était limité: danse avec épis (?), personnages debout avec bâtons ou rameaux, scènes bibliques. Encore au début du IVe siècle la paix religieuse régnait à Cologne où païens, juifs et chrétiens vivaient au coude à coude, et le même verrier pouvait indifféremment graver une procession païenne ou le sacrifice d'Abraham. Un édit de l'empereur Constantin daté de 321 nous apprend qu'une importante colonie juive vivait à Cologne, de sorte que l'on ne peut exclure l'origine juive de ce verre.
La coupe historiée de Strasbourg-Koenigshoffen porte sur deux thèmes, le sacrifice d'Abraham et le passage de la mer des Roseaux. Le premier est commun aux juifs et aux chrétiens des premiers siècles. Le second, le passage de la mer des Roseaux, est plus souvent représenté par les juifs, sans pour autant être occulté par les chrétiens : on le trouve représenté sur une fresque chrétienne dans la catacombe de la Via Dina Compagni (Via Latina).
En raison de sa forme tronconique et de l'instabilité que celle-ci entraîne le verre semble impropre à servir de calice. L'image que l'on a conservée du calice des premiers siècles, selon un relief de l'église de Mouza de la fin du VIe siècle cité par Daremberg et Saglio, est celle d'un vase profond avec ou sans anses, monté sur un pied haut et large. L'hypothèse d'une lampe à huile pour une synagogue ou une église au IVe siècle est à retenir. Les auteurs situent les ateliers de fabrication de ce type de verres sur le Rhin supérieur et d'une manière très précise à Cologne.
Or une colonie juive y était attestée en 321. Comme nous l'avons vu, les scènes bibliques représentées sur le verre appartiennent toutes à l'Ancien Testament, sans que l'on puisse déceler le moindre symbole chrétien. De plus sa forme exclut son utilisation comme vase eucharistique. Nous pensons être en présence d'une lampe de synagogue et peut-être du témoin le plus ancien d'une vie juive dans l'espace rhénan, par ailleurs attestée par l'édit de Constantin. Mais sa présence dans une tombe à Strasbourg demeure inexpliquée.