Il existe dans les collections d'art juif à travers le monde un certain nombre de Yadim (1) dont l'extrémité supérieure, celle qui porte l'anneau de suspension, a la forme d'une sphère creuse artistiquement ajourée. La collection juive du Musée de Cluny en possède deux, dont l'un (2) fabriqué à Mulhouse au 18ème siècle porte cette inscription :
J'ai rencontré un jour des spécialistes d'art juif, persuadés que ces sphères renfermaient jadis des épices, et qu'elles servaient de boîtes à Besamim (7). L'hypothèse était séduisante, mais ne reposait sur rien, car les sphères, bien fermées par une soudure équatoriale, peut-être postérieure à la fabrication, n'admettaient pas l'introduction d'épices. Or la Société d'Histoire des Israélites d'Alsace et de Lorraine possède dans ses collections un yad à pommeau ajouré, proche parent de celui du Musée de Cluny qui porte les marques d'un atelier de Mulhouse du 18ème siècle. Il ne porte pas de poinçon d'orfèvre, mais l'inscription suivante :
En l'examinant de près j'ai pu me rendre compte que les deux hémisphères formant le globe n'étaient pas soudés, et que l'on pouvait les séparer. Une vis, soudée à la demi sphère supérieure, traverse la demi sphère inférieure avant de se visser dans le corps même du Yad. La vis traverse aussi, de part en part, une masse étrangère, dure, non métallique, ayant la forme d'une petite noix de 20 à 30 mm de diamètre, à la surface rugueuse, de couleur rose sale, faiblement odorante. Quelques milligrammes, prélevés au scalpel et mis à chauffer dans une capsule de porcelaine, dégagent une faible odeur indéfinissable. On ne peut s'attendre à ce que des aromates, substances éminemment volatiles, conservent leurs qualités odoriférantes, après avoir été exposées à l'air durant plus de deux siècles. L'idée d'une analyse plus complète nous a effleuré, mais l'échantillon à prélever était trop important, sans mesure avec les résultats que nous pouvions en espérer. Un examen au microscope s'est révélé décevant.
La partie inférieure de la tige, de section ronde, est séparée de la partie haute par une petite sphère de 22 mm de diamètre. Le pommeau sphérique est fait de deux hémisphères, tous deux percés à jour de motifs floraux (fleurs de lys). Les deux hémisphères sont réunis l'un à l'autre à l'aide d'une vis, soudée à l'hémisphère supérieur, et se vissant dans la tige. La vis traverse de part en part une masse étrangère, non métallique, dure, en forme de noix, de 20 à 30 millimètres de diamètre. Aucune marque d'orfèvre ou de signe particulier. Paraît être sorti du même atelier mulhousien que le yad du Musée de Cluny. |
Pomme à senteurs - hauteur 1,4 cm, diamètre 2,0 cm ; argent doré ; Espagne, XVII e siècle Victoria and Albert Museum, Londres. Sphère constituée de deux hémisphères. Travail de filigrane. D'après: Renate Smollich. Der Bisamapfel in Kunst und Wissenschaft. Stuttgart, 1983. |
Pomme à senteurs - hauteur 66 mm, diamètre 47 mm; argent doré ; Allemagne, XVI e siècle. Musée des Beaux-Arts. Kunstgewerbemuseum. Staatliche Museen preussischer Kulturbesitz. Schloss Charlottenburg. Berlin. Récipient sphérique constitué de deux hémisphères réunis par un pas de vis dans la zone de contact. L'hémisphère supérieur est percé d'ouvertures en forme de larmes. Extrait de Renate Smollich, op. cit.. |
Pomme à senteurs - hauteur, anneaux compris, 56mm, diamètre 35 mm ; argent doré France ou Allemagne, vers 1500. Schmuckmuseum. Pforzheim. Capsule sphérique faite de deux hémisphères réunis par un axe soudé aux deux pôles. Un pas de vis a été aménagé dans l'axe, à mi-hauteur, afin de pouvoir séparer les deux hémisphères. Décor gothique dit en vessie de poisson. D'après Renate Smollich, op. cit. |
Les mêmes artisans qui fabriquaient des Yadim pour la population juive, faisaient à l'usage d'un plus vaste public des "pommes à senteurs", des "pommes d'or ou d'argent", des "pommes à musc", des "Pomander", des pomum ambrae, des "Bisamapfel". Ces divers termes désignaient de petits récipients en métal précieux, ajourés, sphériques ou en forme de pomme, de poire ou de grenade, que l'on pouvait ouvrir pour y placer une substance solide, odoriférante, préparée par un apothicaire, d'après diverses formules et selon une technique particulière. Les nobles et les personnes fortunées les portaient fixés par une chaîne à leur ceinture, dans le but de répandre autour d'eux une odeur agréable et de se préserver de la maladie. "Elle était ceinte d'une chaîne plate à laquelle pendait une grosse pomme d'or pleine de senteurs" (9).
L'inventaire du roi Charles IX mentionne "quatre petites pommes d'or pleines de senteurs, ouvrage de juif, pensans deux onces, estimés XVI, deux autres en poire, aussi ouvrage de juif, pensans 2 onces deux gros, estimée XVIII" (10).
Charlotte d'Albret, veuve de César Borgia, cardinal-archevêque de Valence, duc de Valentinois, laissa selon l'inventaire de sa succession "une pomme de senteurs d'or faicte en façon de grenade à costes à jour paisant deuc onces d'or, une pomme de senteur couverte de C en laquelle y a quatre bandes d'or estimée à 6 escus. Une pomme de senteurs à fihl d'or estimée en tout à 5 escus" (11). On pourrait multiplier les exemples, inventaires de papes, de souverains, de bourgeois. Tous ces objets n'ont pas été perdus ou envoyés à la fonte. Un certain nombre se trouve aujourd'hui dans les musées (12). Victor Klagsbald en signale deux dans les collections juives du Musée de Cluny, sous les numéros 169 et 170 (12).
Si la fabrication de ces boîtes à senteurs relève des techniques de l'orfèvrerie, leur remplissage avec des substances odoriférantes relève de l'art des apothicaires. Renate Smollich (13), à laquelle nous empruntons la plus grande part de notre savoir sur le "Bisamapfel", ne relève pas moins de 90 substances pouvant entrer dans la composition de ces parfums. Les substances choisies étaient soigneusement écrasées au mortier de manière à constituer une poudre fine et homogène, que l'on tamisait au besoin. Puis la poudre était triturée au mortier avec de la gomme adragante en solution dans des eaux distillées aromatiques, de manière à l'amener à l'état de pâte ferme dont on garnissait directement la pomme à senteur, ou bien elle était préalablement enveloppée dans un tissu très fin. La pâte, en séchant, prenait la consistance de la pierre.
Il y a une analogie évidente entre la fabrication des pommes à senteurs et celle des yadim à senteurs. L'existence de ces yadim à parfums ne pouvant être discutée, on peut s'interroger sur leur raison d'être. Les parfums ont jadis joué un rôle important au cours des cérémonies du Temple. L'art du parfumeur est célébré au chapitre 30 de l'Exode. Il en reste, dans le culte post-exilique, une réminiscence dans la cérémonie de la Habdalah qui clôt le Shabath ainsi que les fêtes, cérémonie dont la gestuelle est empreinte de mystère et au cours de laquelle l'officiant prononce une bénédiction sur les diverses espèces d'épices dont il hume la senteur, après quoi il invite les assistants à en faire autant. Cette senteur éphémère est assimilée aux béatitudes du Shabath expirant. Mais il y a mieux. On connaît les interdits absolus concernant la nourriture et la boisson durant la journée de Kippour, mais il est permis, voire recommandé, de respirer des parfums. "Il est permis d'aspirer des parfums, cette jouissance est même recommandée parce qu'elle permet de multiplier les bénédictions et d'atteindre le total de cent bénédictions qu'il est d'usage de dire chaque jour" (14).
Il parait peu vraisemblable que le yad dont le pommeau renfermait des parfums fut créé spécialement pour servir de boîte à Besamim pour la cérémonie de la Habdalah, mais rien ne s'opposait à ce que l'on s'en servît accessoirement pour cet usage. Les senteurs qui s'en dégageaient au moment de la lecture de la Torah étaient destinées à magnifier la Mizva, hidur mizva. À l'instar des nobles de l'époque qui ornaient leur personne de bijoux et de pommes à senteurs, la Torah était revêtue d'un riche manteau, couronnée d'or et d'argent et ornée d'un yad, précieux par la matière dont il était fait et par les senteurs qu'il dégageait. Lorsque le rouleau sacré était, par deux fois, avant et après la lecture, porté au milieu des fidèles, il laissait sur son sillage une odeur suave.
Tel devait être pour l'essentiel le but de ces yadim à parfums dont l'usage n'était pas particulier à l'Alsace. Cet usage fleurit au 18ème siècle mais ne fut pas repris après la Révolution. Les quelques yadim qui avaient échappé à la saisie et à la fonte furent remis en service, mais on ne renouvela pas les parfums et, à la première réparation ( les yadim se brisant souvent en tombant à terre ), on souda les deux hémisphères, perdant ainsi jusqu'au souvenir de ces yadim àparfums. Si la curiosité des conservateurs des musées juifs les portait à examiner de près le pommeau des yadim de leur collection, peut-être découvriraient-ils d'autres exemplaires intacts de ce type si curieux.