Ses ancêtres ont dû se fixer en Lorraine au début du 17ème siècle. Un document de 1670 mentionne pour la première fois l'un d'entre eux. C'est un arrêt du Parlement de Metz. Le "corps des marchands", pour se débarrasser à bon compte d'une concurrence redoutable, avait monté de toutes pièces un procès de "crime rituel". Rabbi Abraham Spire, chef du tribunal rabbinique de la communauté de Metz, fut considéré comme complice, menacé de prison, de lourdes peines. A cette époque, Louis XIV défendait âprement ses prérogatives contre les empiètements des parlements. La communauté en péril provoqua des interventions et un édit du roi "étant en son conseil" annula les trois arrêts qui avaient statué sur l'affaire. Plus heureux que le principal accusé, qu'on s'était hâté de brûler vif après lui avoir appliqué la question, Abraham Spire fut sauvé. La menace qui pesait sur tous les Juifs de la province se dissipa.
Un siècle plus tard, c'est à Blâmont, près de Lunéville, que nous retrouvons la famille Spire. Oury, l'arrière-grand-père du poète, y naquit en 1776, y mourut en 1860. La Révolution française, en reconnaissant l'égalité des droits à tous les citoyens, permit aux Juifs d'accéder à la propriété. Oury Spire acheta une terre qu'il exploita toute sa vie avec ses douze enfants.
Du côté maternel on remonte dans la généalogie
d'André Spire jusqu'à 1721. Des Nathan, fabricants
de gants, habitaient alors Lunéville à l'ombre de la jolie petite
synagogue qui fut détruite par les Allemands pendant la dernière
guerre mondiale.
Charles Nathan, qui avait fait son apprentissage de gantier
dans la fabrique de son père, épousa à Nancy, vers 1840,
Eugénie Gaudchaux-Picard, petite-fille d'un bonnetier
né en Alsace dans le dernier tiers du 18ème siècle. Le
mariage de leur fille Marie-Brunette avec Edouard Spire,
avocat à la cour d'Appel de Nancy, eut lieu en octobre 1863. Le jeune
ménage s'installa à Rambervillers, dans les Vosges : l'avocat
était devenu notaire. Mais, après la guerre de 1870, Charles Nathan
voulut s'assurer la collaboration de son gendre et les deux hommes s'associèrent
pour gérer l'usine. Le petit André n'avait pas
plus de trois ans.
Edouard Spire, le père du poète, était tourné vers
les réalités pratiques. Il avait présidé en son
étude aux transactions des propriétaires vosgiens : il dirigeait
maintenant l'usine avec le même sérieux. L'affaire prospéra,
se classant bientôt parmi les plus importantes de la région. Mais
c'était aussi un homme cultivé qui se souvenait de ses solides
études classiques et ne dédaignait point les spéculations
de l'esprit. Il lisait. Il s'intéressait aux ouvrages des philosophes,
des économistes, et sa vie intellectuelle débordait sa profession.
D'ailleurs ni les abstractions ni les affaires ne le rendaient sec. L'indépendance
de son caractère ne l'empêchait pas d'aimer les siens. Il avait
le culte de l'honnêteté, de la raison. Et s'il respectait les traditions
de sa religion, ce bourgeois juif n'en était pas moins voltairien.
Sa femme était plus jeune que lui de neuf ans. Elevée sous Louis-Philippe et le Second Empire, elle avait subi l'influence de l'exaltation romantique. Et pourtant son éducation, celle des jeunes personnes de son temps dans 1a "bonne société", lui faisait un devoir de modérer l'expression de ses sentiments. Une telle contrainte n'allait pas sans drames intérieurs. Par bonheur, il y avait la musique, il y avait la nature ! Elle donnait cours à ses larmes en jouant du Chopin. Un voyage, une excursion comblaient son besoin, d'admirer. Par bonheur aussi, il y avait en elle un contrepoids d'esprit positif qui lui permettait d'aider son mari dans sa sphère et de partager avec lui tout au moins le fardeau moral de l'entreprise.
André Spire raconte, dans l'Avant-Propos de ses Refuges, un recueil de nouvelles paru en 1926, que "sous le haut acacia" et "les immenses marronniers" de cette cour, il attelait "des hannetons à de petits carrosses de papier doré" et représentait, "sur un guignol tendu entre deux grenadiers en caisse, Geneviève de Brabant et la Tentation de Saint-Antoine". Il connut bientôt des jeux plus mâles :
"En face de l'usine, un canal ; et tout près, la rivière où des fils de brideurs m'apprirent à pêcher le goujon et l'ablette avec des lignes que nous montions nous-mêmes ; et l'abattoir où, lorsque les tueurs, leur besogne finie, avaient rangé leurs outils de massacre et nettoyé les cours, nous chassions le moineau et le rat avec des pistolets à vraie poudre, que nous avions nous-mêmes fabriqués ".Non moins fort l'attrait des ateliers. André y vagabondait "parmi les pots de colle, les boîtes à clous, le tour, la scie à ruban, les machines à découper ou piquer tiges ou semelles, et les monceaux croulants de débris le cuir". Il y rencontrait des gamins à peine plus âgés que lui, qu'il avait connus "rieurs et roses" à l'école et qu'il voyait pâlir et jaunir "dans les poussières, les odeurs et le vacarme ". Quant aux filles, elles devenaient vite "de petites femmes aux lèvres fanées et mal-disantes", que les hommes entraînaient, après la sortie, chez le "marchand de vins" ou au "bastringue". Révélations qui, après avoir troublé l'enfant, devaient faire réfléchir l'adulte. "Dans ce temps-là", écrit Spire, "il n'y avait pas d'inspecteurs du travail, de surveillance des conditions et de la durée du travail industriel, pas de semaine anglaise, souvent pas même de repos hebdomadaire". Et il ajoute :
"Les meilleurs patrons croyaient leur conscience libérale et manchestérienne en règle lorsqu'ils avaient payé les salaires fixés par la sacro-sainte loi de l'offre et de la demande, c'est-à-dire par la concurrence sans frein que faisait à la main-d'œuvre masculine l'offre illimitée de la main-d'œuvre des femmes et des enfants."Du moins existait-il dans la famille du poète, à une époque où la philanthropie n'était pas encore uniquement un alibi, une tradition de charité. Son grand-père avait présidé pendant plus de trente ans le Bureau de bienfaisance de Nancy. Son père obtenait des bourses d'études aux fils des mieux doués de ses ouvriers. Sa mère enfin, dont il nous dit qu'elle "ne pouvait se consoler de devoir son bien-être aux profits d'une industrie qui entretient ses machines, mais use, dégrade les êtres qui les font marcher", se multipliait dans les œuvres avec un tel désintéressement et une telle sincérité que les dames du comité des crèches, ses collègues, l'avaient surnommée Louise Michel. C'était sans doute pour ouvrir l'âme de son fils aux "valeurs morales et religieuses" dont se "nourrissait" la sienne qu'elle emmenait André "dans ses tournées chez les femmes en couches, les malades, les blessés du travail ". Et la "destinée" de ces pauvres gens, qui paraissait déjà "si misérable" à l'enfant dans la fabrique l'effrayait encore davantage quand il les voyait "entassés dans leurs tristes chambres". Mais combien différente de la pitié qu'éprouvaient ses parents la pitié qui le bouleversait ! Son père, sa mère elle-même, s'ils constataient l'injustice sociale et s'efforçaient, dans la mesure où ils le jugeaient possible, d'en atténuer les effets, s'y résignaient cependant comme à une fatalité. Le petit André, lui, ne raisonnait pas avec le sang-froid d'une grande personne : il se révoltait, voilà tout. Et il décidait en son cœur de ne jamais gagner sa vie "en faisant travailler des ouvriers".
"Je n'ai pas été un enfant précoce. J'ai été un élève joueur, indiscipliné. Au lycée de Nancy et au collège de Toul je n'ai guère eu qu'une récompense : le prix de gymnastique et d'escrime."
Un de ses professeurs disait de lui à sa mère qu'il serait un excellent élève si on pouvait suspendre un trapèze au plafond de la salle de classe et l'autoriser à y grimper pour réciter ses leçons. Ses parents eurent le bon esprit de ne pas s'indigner. Ils pensaient que leur fils avait besoin d'activité physique et qu'il valait mieux canaliser sa force que la combattre. André pratiquait, pour ainsi dire librement, natation et canotage, dansait, patinait. Depuis l'âge de huit ans, il montait à cheval. A treize ans, il accompagnait son père à la chasse. Vers 1885, il se passionna pour la bicyclette qu'on venait à peine d'inventer.
Il fallait le voir dans la cour, aux récréations, plus animé que quiconque, fort, agile, gai, violent. Il faisait bon être de ses amis, participer à ses jeux, courir pour le délivrer quand il était prisonnier, lui prêter des billes, sauter avec lui en marquant du talon dans la terre les points de chute des concurrents. Il en cuisait par contre de lui décocher une parole blessante, un quolibet malsonnant. Mieux valait, par exemple, ne pas l'appeler "Juif" d'une certaine façon. La riposte était instantanée. Il s'agissait là de l'application d'un principe. André en était convenu avec ses parents : il ne devait pas laisser passer l'insulte sans corriger l'insulteur. C'était une tradition de sa famille. Son père, dans le même lycée, en se battant, un jour, avec un camarade qui l'avait traité de "sale juif", avait cassé la jambe à son adversaire. Quant à André Spire lui-même, il racontait aux "Compagnons Juifs" de Paris, au cours d'une causerie qu'il prononça devant eux en 1934, ces deux souvenirs :
"Je me vois encore, acculé dans un coin de la cour du lycée de Nancy, me battant à coups de poing ou de corde à nœuds avec une masse de camarades. Une autre fois, j'en pris un dans mes bras, le soulevai et le laissai tomber à terre, où il s'évanouit."On ne saurait parler, à propos de ces coups, donnés ou reçus, d'un véritable esprit d'antisémitisme. L'antisémitisme existait peut-être alors dans les provinces à l'état latent, mais il ne devait guère déferler sur la France dans toute son ampleur avant 1886.
Aussi n'est-ce pas à Nancy que Spire éprouva le choc intérieur
qui lui fit prendre conscience de son judaïsme, mais à Soleure,
en Suisse allemande, dans un collège privé dirigé par un
pasteur néo-catholique, où ses parents l'avaient envoyé
en pension pour le familiariser avec la langue. Il avait treize ans, quatorze
au plus. Au cours d'une conversation sous les grands arbres du parc, l'un des
condisciples d'André l'interrogea sur sa nationalité :
- Je suis français, répondit-il.
Quelqu'un murmura dans le groupe:
- Nein : Jude !
La réaction fut immédiate: une paire de gifles ! Une bagarre éclata,
le directeur intervint. Aussitôt l'atmosphère changea. Les notes
de l'élève baissèrent. L'enfant se sentit mal coté.
Il écrivit à ses parents qui le rappelèrent à Nancy.
C'est aussi au collège de Toul qu'une révélation d'un autre ordre devait bouleverser l'enfant. Il prenait des répétitions de grec avec le professeur de sa classe. Un jour, interrompant l'explication d'un texte où le mot "Dieu" revenait souvent, le jeune maître, excédé, demanda dans un juron à son élève s'il croyait "à cette chose idiote". André tomba des nues ! Il n'avait jamais songé à discuter les affirmations de ses parents et n'imaginait même pas qu'il pût exister des athées.
De retour à Nancy, le lycéen retrouva ses camarades, en octobre 1884. "Nous lisions les Taches d'encre en classe, et le professeur d'allemand nous les confisquait, mais notre cher professeur de rhétorique, M. Collignon, nous les faisait rendre." Un homme sympathique, ce M. Collignon, et un ennemi de la routine, qui recherchait et cultivait chez ses élèves l'originalité d'esprit ! Il n'était plus d'âge à entrer de plain-pied dans les voies de la nouveauté et, s'il n'usait pas des poncifs répandus, il professait pour le classicisme une révérence de bon aloi. Mais il connaissait à fond les romantiques et, dans sa c1asse, on lisait Sainte-Beuve. On y lisait aussi Ronsard et du Bellay. En même temps, comme pour ouvrir les yeux d'André sur l'effacement de son Dieu, on y expliquait Lucrèce et les "méfaits de la religion".
Notre rhétoricien arriva donc en philosophie préparé au scepticisme, bien que tout son être y fût contraire. La théorie de l'évolution le troubla fort. Il se perdait en méditations sur la cause, la première cellule du monde, la création. Or il était profondément moral et, Dieu disparu, sa morale n'avait plus d'assises. Il sentait bien qu'il aurait dû alors, en bonne logique, sombrer dans le pessimisme le plus noir. Mais cela, il n'y parvenait point : son corps respirait une joie de vivre trop éclatante, et sans doute aussi baignait-il dans un trop doux bien-être. Naturellement sa position littéraire participait de la même contradiction. Imbu de Bourget, ne retenant de Baudelaire que l'aspect maudit, il aspirait en vain à la mélancolie, à la révolte.
C'est à cette époque que, grâce à un ami commun, il correspondit avec Louis Dumur, alors à Paris en rhétorique supérieure. Dumur, son aîné de peu, lui avait envoyé des poésies aussi ferventes que désabusées, dont André avait fait partager la délectation à sa famille. "Ma mère, écrivait-il à son nouvel ami, le 18 mai 1886, qui a le défaut, ou la qualité, d'être très sensible, en a été passablement touchée." Quant à son père, qualifié pour la circonstance de "farouche spiritualiste", il avait cité le jeune poète en exemple "à son diable d'André, un peu déterministe". André concluait en admirant des vers où c'est "la note triste qui domine". Et il avouait en toute candeur :
"Je voudrais être triste, du moins dans mes vers, et je suis toujours gai comme un pinson."Des vers, il en composa beaucoup, cette année-là et l'année suivante, et aussi des récits en prose que sa mère souvent recopiait. Circonstance imprévue, la double influence d'un Musset, à la foi plus tragique et plus frivole que lui, et d'un Sully Prudhomme sentimental, seul parnassien qu'il eût jamais aimé, aboutissait dans ses essais à une sorte de badinage mondain qu'il ne tarda guère à renier. Abondante production pourtant, dont il ne retint que trois poèmes, en 1903, quand il ordonna son premier recueil.
André Spire ne dut qu'à ses notes de manège de ne pas redoubler son année de de service et d'échapper à la prison. Ce Cavalier 1887, c'est un poète chevronné qui le chanta, soixante-deux ans plus tard, avec autant de réalisme et de fraîcheur que s'il l'avait rencontré la veille dans la chambrée :
...Apportez vos gamelles, les gas, Voilà les fayots, les saucisses, Le lard, les pois, le pinard. - Et après çà ? - Le polochon. - Et après ? - Le roupillon. Sur son lit, la tête au mur, Un blanc-bec, lèvres ravies, Oreilles et narines bouchées, Lit l'Invitation au Voyage. |
Que s'était-il passé ? Ne songeait-il plus à écrire? Avait-il cédé aux instances de son père qui prétendait se l'associer à l'usine ? Allait-il s'inscrire au barreau, à Nancy, y faire carrière dans la magistrature ? Rien de tout cela : si André tenait à sauvegarder son indépendance d'homme et de poète, il ne se trouvait aucune raison pour rompre avec sa famille. La profession qu'il embrasserait devrait donc figurer, dans l'ordre bourgeois, un échelon assez élevé pour flatter l'orgueil des siens, emporter leur adhésion. Et surtout il y avait Stendhal, dragon et auditeur au Conseil d'Etat. Pourquoi pas lui aussi, ancien chasseur à cheval ? L'écolier turbulent d'hier avait fait place à un étudiant modèle. Ses maîtres les plus éminents affirmaient aujourd'hui à son père qu'après deux ans de préparation à Paris il aurait toutes les chances de réussir à une épreuve que jusqu'alors aucun étudiant lorrain n'avait osé affronter. André obtint de ses parents l'autorisation et les moyens de poursuivre ses études à l'Ecole des Sciences politiques, tout en continuant son doctorat.
En décembre 1893, il était reçu au concours du Conseil d'Etat et, à compter du 1er janvier 1894, il était nommé auditeur. Sa vraie vie pouvait commencer.
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